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Recherche de provenance : le chantier colossal des œuvres d'Afrique

Recherche de provenance : le chantier colossal des œuvres d'Afrique
Figures de reliquaire présentées dans la zone Afrique du plateau des collections au musée du quai Branly.
Photo Cyril Zannettacci/© musée du quai Branly - Jacques Chirac.

Depuis la publication du rapport Savoy-Sarr sur la restitution des biens pillés en Afrique, la recherche de provenance est devenue l’axe prioritaire des musées. État des lieux.

C’est l’argument habituel avancé par les opposants à la restitution des objets pillés en Afrique : les provenances sont imprécises, les modalités de collecte incertaines sauf dans le cas des missions ethnographiques dûment documentées. Ils sont une poignée de chercheurs à battre en brèche ce postulat. Et si les cartels des musées sont souvent sommaires, c’est qu’ils se veulent volontairement elliptiques. Ainsi d’un autel du Kono, exposé dans les collections permanentes du musée du quai Branly-Jacques-Chirac sans que rien ne soit dit des conditions de sa saisie. « Ce n’est pas faute d’y avoir été incité par les chercheurs à plusieurs reprises », observe Maureen Murphy, maîtresse de conférence à la Sorbonne Université dans la revue Sociétés et représentations en 2019. Et de confier aujourd’hui : « Ce qui reste à faire, c’est assumer cette histoire, la transmettre et l’expliciter. »

Il aura fallu la publication du rapport Savoy-Sarr en 2018 sur la restitution des biens africains et la polémique autour du projet très controversé du Humboldt Forum à Berlin, pour que la recherche de provenance s’impose en priorité. « La raison d’être des recherches de provenance est en train de s’élargir, abonde Felicity Bodenstein, maîtresse de conférence à l’université Paris-Sorbonne. Jusqu’à présent, ces recherches permettaient au marché de valoriser les œuvres en leur donnant un pedigree, en les reconnectant non pas à l’Afrique mais au regard occidental. » L’angle d’approche de ces questions a indéniablement évolué. « On insistait autrefois sur la qualité plastique, le côté authentique des objets, leur état de conservation ou leur représentativité dans les collections nationales, précise Émilie Salaberry, directrice des musées d’Angoulême. Maintenant, c’est leur parcours qui est devenu prépondérant. » À tel point que la jeune femme dirige depuis 2020 le séminaire « Parcours d’objet. Études de provenance des collections d’art extra-occidental » à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA).

Pistes brouillées

Le chantier est titanesque. Si les collections françaises comptent quelque 150 000 objets africains, « il y a très peu de recherche, et très peu d’enseignement autour de ces objets », regrette Claire Bosc-Tiessé. Cette spécialiste de l’Éthiopie, chargée de recherche au CNRS, a lancé en 2017 un projet de cartographie des collections d’objets africains en France, sous l’égide de l’INHA, dont les données seront mises en ligne à l’automne. 

Le musée du quai Branly a enfourché le sujet, en recrutant en janvier une conseillère sur l’historique des collections, Lise Mész, chargée de coordonner la recherche sur une centaine d’objets dont les conditions d’acquisition pourraient être contestables. « Quant à l’échéance de ces recherches, observe la conservatrice, certaines ont déjà abouti, d’autres aboutiront cette année, certaines pourront prendre deux à trois ans. Le principe de la recherche scientifique est de n’être jamais achevée et nos connaissances évoluent au cours des nouvelles découvertes. » 

C’est en effet un travail de longue haleine que de reconstituer le parcours d’un objet et d’en remonter la piste jusqu’à la première personne qui s’en soit saisi en Afrique. Pas simple de rembobiner le fil d’autant que « certains marchands ont brouillé les pistes, falsifié les provenances, pratiqué une forme d’opacité », observe Maureen Murphy. Les archives sont éclatées, les informations souvent parcellaires ou tronquées. « La qualité d’information de beaucoup de bases de données est pauvre, les terminologies et les anciennes catégories ethnographiques sont à revoir », observe Felicity Bodenstein. « Les militaires coloniaux n’ont pas toujours laissé de documents, et quand ils ont laissé des carnets, il y a eu des déperditions de génération en génération », ajoute Agnès Lacaille, chercheuse de provenance au musée de Tervuren, en Belgique. 

L'argent, nerf de la guerre

Pas simple de forcer les portes. « L’effort collectif est capital. Quand on fréquente les musées individuellement, ils donnent en général sans problème les informations, sauf quand il y a des questions de confidentialité, ce qui est souvent le cas avec les donations », observe Felicity Bodenstein, qui a participé à la création en octobre 2020 de la plateforme Digital Benin. L’objectif est ambitieux : réunir en ligne d’ici 2022 des milliers d’objets pillés lors d’un raid punitif mené en 1897 par les troupes britanniques à Benin City (Nigéria actuel) et aujourd’hui disséminés aux quatre coins du monde. Ce projet n’aurait pu voir le jour sans la dotation d’1,2 million d’euros octroyée par la Fondation Siemens. Comme toujours, l’argent reste le nerf de la guerre. Or la plupart des recherches sont menées sans fonds supplémentaires. Trois doctorants en contrat-thèse sont affectés à la cartographie des collections d’objets africains en France, qui sera mise en ligne en septembre par l’INHA. Au Quai Branly, une seule chercheuse mène le grand chantier mis en place en 2019 pour combler les lacunes dans la biographie de 1 556 donateurs et collectionneurs. Quelque 764 notices ont été établies depuis 2020. Beaucoup reste à fairÀ.

Capture d'écran de la plateforme Digital Benin (digital-benin.org).
Capture d'écran de la plateforme Digital Benin (digital-benin.org).
© digital-benin.org.
Felicity Bodenstein.
Felicity Bodenstein.
© Phil Dera.
Les statues du palais royal d'Abomey au musée du quai Branly, Paris. De gauche à droite : statue royale anthropo-zoomorphe à tête de lion évoquant le règne du roi Glélé ; statue anthropomorphe représentant probablement le roi Ghézo ; statue royale anthropo-zoomorphe à tête et torse de requin représentant le roi Béhanzin, dernier roi du Dahomey.
Les statues du palais royal d'Abomey au musée du quai Branly, Paris. De gauche à droite : statue royale anthropo-zoomorphe à tête de lion évoquant le règne du roi Glélé ; statue anthropomorphe représentant probablement le roi Ghézo ; statue royale anthropo-zoomorphe à tête et torse de requin représentant le roi Béhanzin, dernier roi du Dahomey.




© Jean-Pierre Dalbéra.

Maureen Murphy.
Maureen Murphy.
© Maureen Murphy, 2020.
Deux bolis exposés au musée du quai Branly, Paris. Le boli, un des objets les plus sacrés de la culture bamana, était utilisé comme autel dans le culte du Kono, pratiqué par certaines sociétés d’initiations au Mali et au Burkina Faso jusqu’à la moitié du XXème siècle.
Deux bolis exposés au musée du quai Branly, Paris. Le boli, un des objets les plus sacrés de la culture bamana, était utilisé comme autel dans le culte du Kono, pratiqué par certaines sociétés d’initiations au Mali et au Burkina Faso jusqu’à la moitié du XXème siècle.
Photo Cyril Zannettacci/© musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Émilie Salaberry.
Émilie Salaberry.
© Musée d'Angoulême.

Article issu de l'édition N°2164