« En raison des directives gouvernementales, le monument est fermé jusqu’à nouvel ordre. » Lancinant, ce message s’attarde depuis maintenant six mois sur les devantures, grilles ou sites internet des institutions patrimoniales françaises. Pour contrer la morosité, beaucoup décident de miser sur leurs jardins, rares espaces autorisés. Pour l’arrivée du printemps, le Centre des monuments nationaux (CMN) a décidé de renaître avec la visite guidée de ses monuments depuis l’extérieur. L’idée a été empruntée au château de Fontainebleau qui l’initia la première quinzaine de mars. Si tous les monuments du CMN ne se prêtent guère à l’exercice, pour l’heure, les châteaux de Rambouillet, Maisons, Champs-sur-Marne et Azay-le-Rideau, la Villa Savoye à Poissy ou le site des mégalithes de Locmariaquer ont répondu présents tandis que d’autres se préparent en coulisse.
Avec une centaine de réservations en quelques jours à Azay-le-Rideau, le succès est immédiat. « Il ne faut pas négliger la demande du public pour ces propositions. Nous nous devons d’y répondre », tranche Bénédicte de Baritault, directrice du développement économique du CMN. Chantilly mise sur les attraits de son parc dont la diversité des aménagements permet de découvrir par une nouvelle visite guidée une histoire presque exhaustive des jardins : le jardin à la française dessiné par André Le Nôtre au XVIIe siècle, le jardin anglo-chinois à la fin du XVIIIe et le jardin anglais au XIXe. Dans le Val d’Oise, même refrain. Après avoir rouvert le 10 avril les jardins de la propriété du Dr Gachet à Auvers-Sur-Oise et le parc du château, le Conseil Général finalise une application remodelée pour visiter les jardins du département tandis qu’il réfléchit à la production de podcasts dédiés. « Tout est né au moment du premier confinement, avec cette envie de verdure qui s’est exprimée, se souvient Vincent Charlier, directeur de Val d’Oise Tourisme. Nous avons alors travaillé avec des guides conférenciers, très durement touchés depuis un an. » Un an plus tard, c’est l’ensemble du corps de fonctionnaires qui souffre psychologiquement de l’effet d’une fermeture prolongée. Ouvrir les jardins et penser leur animation est une manière de les solliciter. « Nous nous battons avec les outils que nous avons pour valoriser le domaine et surtout motiver les équipes, explique Mathieu Deldicques, conservateur au château de Chantilly. Ces visites permettent de maintenir une forme de cadre de travail. » Cette logique irrigue aussi la démarche du CMN qui estime que les visites des jardins sont « une opportunité pour redonner au personnel la possibilité d’être en contact avec le public, notre vocation première ». « La destinée d’une propriété publique est d’accueillir le public, rappelle Michel Jourdheuil, chargé de mission Parcs et Jardins au Conseil départemental du Val d'Oise. De plus, ces visites partielles font saliver. C’est une sorte de teasing extraordinaire : voir de loin un monument inaccessible. Cela ne peut que donner envie de revenir quand il sera ouvert ! ».
Conscience d'un potentiel
« Cette longue fermeture nous oblige à nous réinventer pour maintenir le lien avec notre public, souffle Bénédicte de Baritault. Nos efforts convergent dans cet objectif, mais jusque-là nous avions surtout misé sur le virtuel [visites en direct sur Facebook et Instagram, "Tour de France des monuments" sur Twitter, podcasts, visites virtuelles à 360° de l’Arc de Triomphe ou du Panthéon..., ndlr]. » Dans cette recherche de réinvention du dialogue avec le public, le jardin a une place d’autant plus importante que la préoccupation environnementale et la redécouverte du jardinage battent leur plein. Le chiffre d’affaires des jardineries a ainsi bondi de 40 % en 2020. « Avec le Covid-19, les jardins deviennent une sorte de "produit" à part entière qui intéresse toutes les couches de la population », estime Michel Jourdheuil.
Plus loin des considérations d’un jardin historique, le musée d'art contemporain de Lyon a toutefois emprunté le même chemin dans cette préoccupation similaire : fidéliser son public. Le MAC a imaginé un parcours en audio-description de son parc de sculptures. « Il fallait proposer quelque chose à notre public en vue de la fermeture pour travaux en 2020, avoir une offre permanente indépendamment des ouvertures du bâtiment, se souvient Françoise Lonardoni, directrice du service culturel du musée. On était loin d’imaginer que ce projet serait aussi pertinent aujourd’hui… Nous n’avions pas réellement investi notre parc de sculptures peu valorisées. Cet itinéraire en audiodescription à partir de QR Codes en libre accès permet de parler du musée autrement, de nous adresser à un autre public, usager du parc, et finalement de garder une petite continuité de service public. J’aime aussi l'idée selon laquelle cette période de forte désorganisation nous a permis de prendre conscience d’un potentiel qu’on avait. »
Si l’offre de Lyon est volontairement gratuite, la majorité des visites guidées extérieures sont tarifées. Face au gouffre financier engendré par l’arrêt de la billetterie (- 64 % en 2020 pour le CMN), l’idée d’une offre pensée en terme commercial a vite germé. Pourtant, les visites proposées sont loin de générer un quelconque bénéfice. Disponibles uniquement le week-end sur une jauge très restreinte (cinq personnes plus le guide), et limitées dans leur aura par l’interdiction de déplacement au-delà des 30 kilomètres du domicile pour les établissements culturels, ces visites coûtent parfois plus chères qu’elles ne rapportent. « Les recettes sont très très modestes, confie Bénédicte de Baritault. Nous nous efforçons de prendre des guides qui font partie de nos agents, car le financement de ces visites par des conférenciers extérieurs ne serait pas soutenable dans la situation actuelle. » Les frais engagés en matière de gardiennage, de logistique de la billetterie et de médiation obligent aussi Chantilly à limiter les évènements aux jours les plus susceptibles d’attirer du monde, à savoir les mercredis et la fin de semaine. Le facteur financier a poussé Versailles ou l'abbaye de Chaalis à ne pas rouvrir leurs jardins malgré leur réputation. Mais là n’est pas la seule raison.
L'intérêt des mécènes
Avec ses 40 000 variétés de roses et sa journée dédiée depuis 1998, attirant pas moins de 15 000 visiteurs en un week-end, l’abbaye de Chaalis a su se construire une solide place dans le paysage des amateurs de nature. Mais c’est justement faisant état de ce constat qu’Alexis de Kermel, arrivé aux manettes à l’automne, a souhaité fermer les portes du parc à l’annonce du confinement d’avril. « J’ai voulu supprimer le billet d’accès au jardin pour ne garder qu’un billet couplé jardin et musée pour que le public de Chaalis très fidèle au jardin sente la responsabilité de découvrir nos collections méconnues et sous-estimées, explique Alexis de Kermel. J’ai bien conscience d’aller à rebours d’autres monuments. Mais ici, je souhaite unifier l’approche du domaine pour lui redonner son prestige dans la lignée de Nélie Jacquemart qui lègue un tout, sa collection et son jardin de fleuriste. » En écho, Catherine Pégard, à la tête du domaine de Versailles, dont les splendides jardins sont toujours fermés à la délectation des badauds, fait le même raisonnement. « Nous avons décidé l’an passé que le château et ses jardins soient une seule et même entité, ainsi que le définissait Louis XIV, précise la présidente. Le roi souhaitait que le "salon de verdure" réponde aux salons intérieurs. Nos jardins sont considérés comme un musée de plein-air. Leurs aménagements et leur taille de 50 hectares pourraient engendrer des problèmes de non-respect des distanciations sociales. Le parc qui lui s’étend sur 800 hectares reste ouvert pour permettre de le redécouvrir avec le parcours de sculptures ou d’arbres admirables que nous avons mis en place. Le Covid-19 accélère cette appétence pour les espaces jardinés. C’est pourquoi nous avons mis en place un programme sur la biodiversité et engageons de grands travaux dans le parc. » Replantation de l’allée des tilleuls, campagne d’adoption des tulipes de Virginie pour le Bosquet de la Reine, installation d’une ferme de permaculture, requalification paysagère de l’allée de Bailly… les projets verts se succèdent et ont le mérite en plus d’attirer l’attention des mécènes. « Les entreprises sont de plus en plus intéressées par ces sujets et vont nous permettre de répondre à cette nouvelle priorité », poursuit Catherine Pégard.
En miroir, l’abbaye de Chaalis a signé en mars un mécénat avec la Fondation Crédit agricole Brie Picardie pour la création d’une roseraie botanique en 2022. « La fréquentation importante que nous avons eue l’an passé après le premier confinement montre qu'une adaptation est nécessaire. Nous devons faire face à la demande croissante de nature, qui pose la question du repos, de la contemplation, note Alexis de Kermel. C’est pourquoi notre plan d’investissement de 10 millions d’euros concerne entre autres la restauration des jardins. » Si ici les projets d’un établissement rencontrent les préoccupations plus générales d’une entreprise à l’égard de l’environnement, au MAC Lyon la motivation de la Matmut de soutenir la création du parcours en audio-description des sculptures est tournée vers le musée lui-même. « Nous sommes une mutuelle dont l’ADN est d’être présente quand cela ne va pas, expose Sophie Lemaire, responsable mécénat à la Matmut. Nous n’allions pas laisser le MAC Lyon après trois ans de soutien sous prétexte de sa fermeture. Dans notre volonté de rendre l’art accessible à tous, ce projet qui rappelle combien l’art est essentiel était d’autant plus pertinent dans cette période. »
Fortes du maintien du lien avec les mécènes et le public, et de l'attachement aux préoccupations environnementales actuelles, les institutions patrimoniales voient plus loin que le confinement et la fermeture administrative. Nombreuses sont celles qui forment le vœu de chantiers d’envergure dans leurs parcs. Au CMN, le plan de relance largement articulé en leur faveur permet d'engager des opérations comme le réaménagement du parc et des abords du château de Maisons ou une intervention sur la grande cascade du domaine national de Saint-Cloud. À Chantilly, une brochure pour les scolaires est en préparation pour septembre en sus d’ateliers de jardinage à débuter dès que possible. Le domaine prépare aussi un petit potager pédagogique, une application ludique pour la découverte des jardins autour des grandes fêtes royales ou encore la remise en fonctionnement du jeu de l’oie géant du XVIIIe siècle grâce au mécénat de la fondation Crédit Agricole Brie Picardie. À Lyon, le MAC caresse déjà le projet d’étoffer son parcours de sculptures en plein-air… Ainsi la fermeture administrative fait-elle sortir de leurs murs les musées et monuments.