C’est un des effets insolites de la crise économique qui secoue le pays depuis 2019 : au Liban, les ventes aux enchères d’art sont en plein boom. « Je réalise un bond de 50 % cette année par rapport à l’année précédente », jubile Farouk Abillama, fondateur de FA Auctions. Lors de sa dernière vente, les prix se sont envolés au point de totaliser 1,5 million de dollars pour 94 lots vendus. En janvier, lors de sa précédente enchère, FA Auctions avait récolté 1,7 million. « Bien sûr, c’est sans comparaison avec les records affichés par Christie’s ou Sotheby’s, mais à l’aune du Liban, c’est du jamais-vu », reprend-il.
Par temps de crise, on le sait, l’art devient un placement attractif. Mais les investisseurs libanais ont une raison supplémentaire d’y voir une valeur refuge : en achetant de l’art, ils se débarrassent de leurs dollars bloqués dans les banques du pays. Pour comprendre ce qui se passe, il faut savoir que les banques libanaises imposent depuis le début de la crise d’énormes restrictions sur les mouvements de capitaux, en particulier sur les devises. Les détenteurs de comptes en dollars ne peuvent retirer leur argent que dans la monnaie nationale (la livre libanaise) à un taux de change largement inférieur à celui du marché noir. Ils ne peuvent pas non plus les transférer à l’étranger, car les banques ont aussi imposé un « contrôle des capitaux » officieux. Pour tenter de récupérer les dollars bloqués, ne reste plus qu’une seule possibilité : signer un chèque. « Le seul moyen de sortir des dollars actuellement est de signer un chèque et de l’échanger contre un objet de valeur. Moi, je préfère l’art aux montres ou aux appartements… », explique un collectionneur.
Offre frénétique
Si des galeries ont pu accepter de vendre dans ces conditions au début de la crise, elles sont de plus en plus réticentes. Ce qui explique que les ventes se concentrent maintenant sur le second marché. Rien que pour le mois d’avril, quatre ventes aux enchères sont ainsi programmées à Beyrouth. « Quitte à devoir acheter quelque chose avec l’argent bloqué, certains collectionneurs, qui auraient peut-être hésité auparavant à se faire plaisir, n’hésitent plus », explique Nada Boulos al-Assaad, une ancienne de Drouot, qui a lancé sa propre maison d’enchères à son retour au Liban peu après la fin de la guerre civile. Les vendeurs qui acceptent de se séparer de leurs pièces ne sont pas souvent de riches collectionneurs. « Certains ont des prêts à honorer », considère la spécialiste. « Avec un dollar qui équivaut à plus de 15 0000 livres libanaises au marché noir, ils peuvent aussi trouver là une rentrée financière en dollars, qui leur permettra de survivre à la crise », explique le collectionneur.
Le problème est le « dollar libanais », surnom de ces dollars bloqués dans les banques. Évidemment, pareille monnaie n’existe pas. Elle a malgré tout encore une valeur : environ un tiers de celle des « vrais » dollars. « On tient forcément compte du cours du dollar libanais dans les estimations données des œuvres mises en vente », explique Farouk Abillama. En clair, s’il est estimé à 10 000 vrais dollars, un tableau sera coté entre 20 et 30 000 dollars libanais dans le catalogue pour que le vendeur puisse espérer s’y retrouver. Mais ce petit jeu fausse la cote des artistes. « Les indices de prix internationaux n’ont pas de référence pour le "dollar libanais". Ce qui signifie que nous enregistrons parfois des ventes record, lesquelles sont en phase avec la cote de l’artiste une fois ramenée à la valeur du dollar libanais », reconnaît Nada Boulos el-Assaad.
Là d’ailleurs n’est pas le seul problème. Si certains sont prêts à acheter presque n’importe quoi pour sortir leur argent des banques libanaises et avoir l’impression de n’avoir pas tout perdu, d’autres espèrent aussi pouvoir revendre les œuvres achetées à l’étranger. Le risque est alors que ces pièces inondent les places de marché internationales, provoquant l’effondrement de la cote des artistes libanais, dont l’engouement est essentiellement aujourd’hui porté par l'offre frénétique des déposants.