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Ventes et éthique : quelles limites ?

Ventes et éthique : quelles limites ?
Le Marquis de Sade, La Philosophie dans le boudoir. Ouvrage posthume de l’auteur de Justine, 1795. La mention « Volume couvert en peau humaine » apparaît sur le premier contreplat de la reliure, réalisée par les frères Lortic.
Courtesy Marie-Saint-Germain.

Outre les cas de trafic illicite de biens culturels, la loi française régit la vente d’objets selon des principes et une éthique, dont les contours sont parfois flous.

En matière de vente d’œuvres d’art, ce sont les multiples exceptions qui font la règle. Celle-ci dit que l’on peut tout vendre. Selon l’article 1598 du Code civil de 1804, en effet, « tout ce qui est dans le commerce peut être vendu lorsque des lois particulières n'en ont pas prohibé l'aliénation ». Et ces prohibitions sont nombreuses : elles concernent les objets comprenant des matières issues d’espèces animales protégées ou contraires à la protection environnementale, ceux contrevenant à la sécurité des biens et des personnes ou à la dignité humaine, ou prônant une idéologie bafouant les droits humains (contrairement aux États-Unis, où le premier amendement garantit une liberté d’expression quasi illimitée). Si, sur Internet, il peut être facile d’acquérir certains objets en toute discrétion, dans les ventes aux enchères, les commissaires-priseurs ont l’obligation de se conformer au code de commerce, et le Conseil des ventes volontaires, autorité d’utilité publique, a le pouvoir de faire annuler des ventes qui ne respecteraient pas ses principes.

Éléments du vivant

L’exemple de l’ivoire et de la corne d’origine animale montre toutes les ambiguïtés de la loi française. Le commerce de l'ivoire d’éléphant et de la corne de rhinocéros est interdit depuis l'arrêté du 16 août 2016, exception faite des « objets fabriqués après le 2 mars 1947 et avant le 1er juillet 1975 composés en tout ou partie d'ivoire ou de corne, lorsque la masse présente dans l'objet est inférieure à 200 grammes ; touches et tirettes de jeux en ivoire des instruments de musique à clavier ; archets des instruments à cordes frottées ; lorsque la commercialisation a pour seul but leur présentation au public à des fins scientifiques ou culturelles par des musées ou institutions de recherche ». Tout un attirail d’exceptions qui rend la loi difficilement applicable pour les marchands.

De même, la loi qui organise la vente de restes humains est complexe et sujette à interprétation. Le recueil des obligations déontologiques des opérateurs de ventes volontaires aux enchères stipule : « Sauf lorsqu'ils constituent sans équivoque des biens culturels, l'opérateur de ventes volontaires s'abstient de présenter à la vente tout ou partie de corps ou de restes humains. » Un flou entoure ainsi la question des têtes sacrées momifiées et de leur éventuelle restitution avant le passage aux enchères. Dans un article publié en 2019 dans la Gazette Drouot, Ariane Fusco-Vigné, avocate spécialiste du droit de la propriété intellectuelle, cite l’exemple des têtes maories dont la Nouvelle-Zélande avait demandé la restitution par la France : « Si ces têtes avaient été qualifiées d’’’éléments du corps humain’’, elles auraient été hors commerce et auraient dû être restituées à leur propriétaire originaire, la Nouvelle-Zélande. Qualifiées de ’’bien culturel’’, elles pouvaient alors être acquises licitement par un musée et rester sa propriété. En 2008, la juridiction administrative a retenu la qualification de bien culturel et, en conséquence, a débouté la Nouvelle-Zélande de sa demande. Finalement, sous la pression diplomatique, le législateur, par une loi du 18 mai 2010, a autorisé leur restitution. »

Les livres, objets fétiches

En ce qui concerne la vente de livres, les textes de loi ne sont pas non plus d’une grande clarté. Si on évoque souvent leur contenu prohibé (textes incitant à la haine raciale ou sexiste, faisant l’apologie de la pédocriminalité, etc.), leur contenant est lui aussi soumis à des règles. Ainsi les reliures en peau d’animal protégé ou comportant de l’ivoire sont interdites à la vente au-delà d’une certaine date de fabrication, mais pas celles en peau humaine. En octobre dernier, un exemplaire relié en peau humaine de La Philosophie dans le boudoir de Sade a été adjugé 56 000 euros à Drouot. La libraire et experte en livres rares Anne Lamort en a répertorié près de 90, la plupart datant des années 1850-1900. « Neuf fois sur dix cela ne pose pas de problème, explique-t-elle, mais il arrive qu’un objet fasse scandale. Ce fut le cas des documents d’un procès reliés avec la peau tatouée de l’assassin Louis Rambert, qui en avait fait don au médecin et criminologue Lacassagne : le livre a été retiré de la vente ‘’Crime et châtiment’’ de la collection Zoummeroff en 2014 à Drouot. » Certaines bibliothèques publiques en possèdent, mais les gardent en réserve de peur de heurter leur public : ainsi la bibliothèque de l’Observatoire, à Juvisy, conserve un ouvrage légué à l’astronome Camille Flammarion par une admiratrice qui avait demandé après sa mort que soit prélevée la peau de son épaule pour en fabriquer la reliure…

Lors de cette même vente Zoummeroff, dédiée aux livres de criminologie, était présentée une édition originale de Mein Kampf (1925) d’Adolf Hitler qui fut finalement retiré à la demande du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA). Or, si la vente du livre en allemand, qui fut diffusé à 10 millions d’exemplaires de 1936 à 1945, n’est pas formellement interdite, celle de la version française n’est autorisée que si le texte est accompagné d’un corpus explicatif indiquant le contexte et les conséquences de sa publication, l’ouvrage ne pouvant être exposé en vitrine.

De l’objet à l’idéologie

En ce début d’année, plusieurs ventes d'objets nazis ont été annulées ou des lots retirés, comme à Albi, Soissons et au Puy-en-Velay. Ainsi, une trentaine d'objets emblématiques du IIIe Reich ont été supprimés d'une vente qui devait avoir lieu à Blois le 16 janvier, dont une dizaine de casques de la Waffen-SS, des ceinturons à tête de mort, des médailles et fanions portant des croix gammées ou un drapeau de la Milice de Vichy. Un mystérieux Axel, lanceur d’alerte anonyme, sonne l’alarme auprès de la presse pour dénoncer l’augmentation du nombre de ces ventes : « J'en ai recensé au moins une quarantaine à venir dans les six prochains mois », déclarait-il récemment à l’AFP, avant d’affirmer : « La loi doit interdire purement et simplement ce type de vente. » Celle-ci contient aussi des ambiguïtés : on a le droit en France de posséder et acheter des objets « rappelant ceux qui ont été portés ou exhibés par les membres d'une organisation déclarée criminelle, ou par une personne reconnue coupable de crimes contre l'humanité » (article 645-1 du Code pénal), mais il est interdit de les exhiber. Au sujet du retrait de 75 objets (sur 420 lots) – notamment des casques nazis, un buste de Hitler ou une effigie du maréchal Pétain – d’une vente organisée le 19 janvier au Puy-en-Velay, le commissaire-priseur Philippe Casal (qui n'a pas donné suite à notre demande d'entretien) explique à l’AFP : « Les objets concernés étaient présentés avec une pastille sur les insignes nazis, comme la loi nous y autorise, mais j'ai décidé de les retirer et ils seront restitués au vendeur. »

Pour Ariane Fusco-Vigné, le retrait d’une vente, en 2013, d’un vêtement de déporté, montre « la lutte contre une nouvelle étape dans la marchandisation de la mémoire ». Tout comme la suspension de la vente d’objets de torture d’un bourreau de la guerre d’Algérie, qui devait avoir lieu en 2012 à la maison Cornette de Saint Cyr. Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture, s’en était ému : « La collection relève par sa nature plus de la morbidité et de la barbarie que de la culture et soulève par sa provenance de douloureux questionnements historiques. » Ceux-là mêmes qui font qu’un objet n’est pas un simple objet mais un concentré d’histoires pouvant provoquer une multitude de ressentis à ne pas négliger.

Le Marquis de Sade, La Philosophie dans le boudoir. Ouvrage posthume de l’auteur de Justine, 1795. La mention « Volume couvert en peau humaine » apparaît sur le premier contreplat de la reliure, réalisée par les frères Lortic.
Le Marquis de Sade, La Philosophie dans le boudoir. Ouvrage posthume de l’auteur de Justine, 1795. La mention « Volume couvert en peau humaine » apparaît sur le premier contreplat de la reliure, réalisée par les frères Lortic.
Courtesy Marie-Saint-Germain.
« Bibliothèque Philippe Zoummeroff - Crimes et Châtiments », vente aux enchères organisée par Pierre Bergé & associés le 16 mai 2014 à Paris. En couverture du catalogue, une photo d'Henri Désiré Landru lors de son procès en 1921-1922.
« Bibliothèque Philippe Zoummeroff - Crimes et Châtiments », vente aux enchères organisée par Pierre Bergé & associés le 16 mai 2014 à Paris. En couverture du catalogue, une photo d'Henri Désiré Landru lors de son procès en 1921-1922.


© Pierre Bergé & associés, Paris.

Un portrait du Maréchal Pétain proposé aux enchères chez Casal, au Puy-en-Velay, le 18 janvier 2021. Détail du catalogue de vente mis en ligne sur le site Interenchères.
Un portrait du Maréchal Pétain proposé aux enchères chez Casal, au Puy-en-Velay, le 18 janvier 2021. Détail du catalogue de vente mis en ligne sur le site Interenchères.
© 2021 Commissaires-Priseurs Multimedia SA.
Anne Lamort.
Anne Lamort.
Courtesy Anne Lamort/Photomaton Harcourt.

Article issu de l'édition N°2090