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La réalité virtuelle à l’assaut des musées

La réalité virtuelle à l’assaut des musées
Le temple de Bêl à Palmyre, visible en 3D dans le cadre de l'expérience « Cités millénaires. Voyage virtuel de Palmyre à Mossoul » en 2019 à l'Institut du monde arabe.
Courtesy Institut du monde arabe.

La réalité virtuelle a commencé à pénétrer les musées. Dématérialiser l’expérience de visite, attirer un public plus jeune, renouveler le modèle économique… Au-delà de ces promesses, séduisantes en période de Covid, cette technologie peut aussi servir à sensibiliser les visiteurs à des enjeux artistiques, écologiques et patrimoniaux.  

Simple coïncidence ? Lors du premier confinement, l’agenda de Frédéric Purgal, fondateur de la société de production ArtofCorner, s’est soudain rempli. Paris Musées et le Grand Palais lui demandent alors de développer plusieurs applications de réalité virtuelle téléchargeables sur des plateformes de streaming. Depuis, il planche pour eux sur trois projets autour de la maison de Victor Hugo à Guernesey, de l’atelier d’Antoine Bourdelle et d’une histoire de la sculpture en six chefs-d’œuvre. Ce dernier, en cours de finalisation, devrait être accessible au plus tard en janvier à tout particulier disposant d’un casque ad hoc. « La réalité virtuelle intéresse d’autant plus qu’on a aujourd’hui l’obligation de rester chez soi. C’est une manière de continuer malgré tout à vivre des expériences, estime Frédéric Purgal. L’actualité montre que le monde de la culture doit faire preuve d’imagination pour trouver des solutions, continuer à exister, toucher de l’audience… La dématérialisation permet de rendre accessible un lieu ou des œuvres qui ne le sont pas, ou difficilement. » La pandémie aurait-elle accéléré le mouvement ? C’est ce que pense Aurite Kouts, responsable du secteur des industries culturelles et créatives chez Cap Digital : « Le Covid a renforcé l’intérêt pour la réalité virtuelle des musées qui doivent imaginer d’autres manières de faire visiter leurs collections », avance-t-elle. 

Certes, les musées en France rouvrent à partir du 15 décembre, mais les voyages à l’étranger risquent d’avoir du plomb dans l’aile. « Quand le confinement va se terminer, la problématique du voyage restera. Il va devenir de plus en plus compliqué de se déplacer loin, aussi bien pour des raisons écologiques que sanitaires. C’est pourquoi nous mettons au point des expéditions immersives afin de découvrir des sites culturels comme le Machu Picchu au Pérou ou la Grande Muraille de Chine », annonce Fabien Barati, fondateur d’Emissive. Il vise en priorité les musées qui « ont besoin d’attirer de nouveaux publics et de générer d’autres revenus, encore plus depuis la crise ». L’exposition « ScanPyramids », accueillie à la Cité de l’architecture depuis février 2019, en donne un avant-goût. Par groupes de six, le public se déplace dans l’espace physique comme dans la pyramide de Khéops, accompagné par un guide. Si l’objectif était aussi de dépoussiérer l’expérience muséale, c’est réussi. Les quelque mille sessions cumulées depuis l’inauguration ont attiré un ensemble de visiteurs composé à 57 % de personnes qui n’étaient jamais venues à la Cité de l’architecture. « En plus des passionnés d’architecture, on a vu arriver des fans de réalité virtuelle », indique Marie-Christine Labourdette, présidente de l’institution. « Le confinement favorise la production de contenus digitalisés. On a vu s’accélérer en 2020 les appels d’offres publics, notamment pour des reconstitutions historiques sur des sites où ne subsistent que quelques vestiges. Ça permet de redonner une attractivité à un modèle économique essoufflé », promet Franck Rougeau, fondateur de VR Connection qui fédère en France les producteurs de contenus immersifs.

Perspectives

En France, la réalité virtuelle n’a commencé à pénétrer les musées qu’aux alentours de 2015, grâce à une rupture technologique. Les casques VR auparavant réservés aux développeurs deviennent alors accessibles au grand public. En 2016, deux modèles connectés sont mis sur le marché. Vive, de la marque HTC, et Oculus Rift se présentent comme des masques reliés à l’ordinateur, avec un écran plat numérique placé devant les yeux. Accueillie en 2017 à l’Institut du monde arabe (IMA), l'installation The Enemy est une première mondiale. Coproduite par les sociétés Emissive et Camera Lucida, ainsi que par France Télévisions et l’ONF, cette plongée de 45 minutes dans des zones de conflit pour découvrir la vie des combattants est vécue simultanément par plusieurs utilisateurs harnachés d’un casque et d’un sac à dos. Elle aura coûté deux millions d’euros et nécessité notamment qu’une équipe se rende sur des terrains de guerre pour réaliser des interviews en amont. 

« L’arrivée des casques autonomes a changé la donne. Leur prix a beaucoup baissé. 300 euros, ça reste un investissement pour un musée qui doit en acheter pour 100 ou 200 personnes, mais ça ouvre quand même des perspectives », avance Franck Rougeau. Reste la réalisation des projets eux-mêmes, qui coûte cher, même si les institutions culturelles peuvent compter sur l’appui du mécénat, du CNC et autres subventions publiques pour les aider à les financer. Tous ne sont cependant pas aussi onéreux que The Enemy. Plus modeste, En tête-à-tête avec la Joconde – dispositif mono-utilisateur d’une durée de quelques minutes présenté dans le cadre de l’exposition « Léonard de Vinci » au Louvre et financé grâce au mécénat de HTC – a eu un coût de production aux alentours de 100 000 euros. « On a eu six à huit mois de réunions, beaucoup d’échanges par mail et téléphone, afin de proposer un dispositif qui tranche avec nos habitudes mais dont tous les éléments ont été contrôlés scientifiquement par nous. Même Jean-Luc Martinez [président-directeur du Louvre] est sorti enthousiasmé ! », s’exclame Louis Frank, conservateur en chef aux Arts graphiques. À l’écouter, on sent qu’il a pris beaucoup de plaisir à ces échanges. « On imaginait une loggia au dernier étage d’un palais, mais on s’est aperçu que le socle horizontal sur lequel sont posées les colonnes était très bas, du coup ça aurait été trop dangereux. Il a donc fallu imaginer une loggia de rez-de-chaussée. On s’est inspiré d’un dessin qu’on a trouvé dans les carnets de Léonard », détaille-t-il pour illustrer sa démarche. 

Vigilance

Si même le Louvre, qui n’est pas le moins classique des musées, s’empare aujourd’hui de ces technologies, c’est bien la preuve que les mentalités évoluent. Il n’empêche que la diffusion hors-les-murs continue d’inquiéter, à en croire Franck Rougeau : « Les musées ont tendance à opposer la diffusion numérique à la fréquentation physique qui reste leur premier objectif. Aujourd’hui, je vois surtout des expériences qui ne permettent pas vraiment de renouveler leur modèle économique. Pour se diriger vers un modèle vertueux, il faudrait aller vers la simulation massive hors-les-murs », estime-t-il. Les deux ne sont pas incompatibles. « On peut présenter un projet dans un musée pour son lancement et ensuite le mettre sur des plateformes de streaming », souligne Chloé Jarry, qui dirige le studio Lucid Realities. Avec sa société, elle a coproduit un film de huit minutes en réalité virtuelle qui était visible au musée de l’Orangerie, en marge du focus « Monet-Clémenceau ». « Ce n’est pas la même chose que de faire voyager les tableaux, mais l’œuvre numérique permet de raconter des histoires et ainsi de faire connaître le travail d’un peintre », affirme Chloé Jarry. Précision chère à Cécile Debray, directrice de l’Orangerie qui reste très réticente à l’idée de dupliquer en VR les Nymphéas. « Ce n’est pas la grotte Chauvet !, dit-elle. Quand nous pouvons accueillir le public, il faut maintenir l’expérience de l’original et ne pas dévaluer l’œuvre en proposant un ersatz numérique. » Elle met en garde contre « un contexte très concurrentiel où nous recevons énormément de sollicitations de Google ou de la RMN qui souhaitent filmer les chefs-d’œuvre des collections pour les monnayer, alors que chaque musée a besoin de ces contenus pour animer des prolongements numériques ». Et appelle à la vigilance pour éviter de tomber dans le travers de la technologie pour la technologie : « J’ai beaucoup pesé pour que l’outil apporte une information supplémentaire par rapport à un documentaire lambda. Ce qu’il offre, c’est la possibilité d’entrer dans la picturalité de l’œuvre, de jouer sur des détails, de plonger dans la matière picturale, de donner à sentir le corps-à-corps de Monet avec la peinture », suggère-t-elle.   

La réalité virtuelle permet aussi de sensibiliser les visiteurs à des enjeux écologiques et patrimoniaux. C’est une des raisons d’être de la salle que le Muséum d’histoire naturelle dédie en permanence à la réalité virtuelle depuis 2017 : « Le premier programme, Voyage au cœur de l’évolution, permettait de plonger dans l’arbre du vivant. Un livre ou un documentaire peuvent expliquer de manière pédagogique que la pâquerette et l’Homo sapiens ont des ancêtres communs, mais la réalité virtuelle donne à ressentir cette communauté du vivant. Les médias immersifs sont des formes de médiation qui permettent de sensibiliser nos publics et de les engager pour la préservation de la nature », plaide Stéphanie Targui, cheffe du service des contenus numériques au Museum d’histoire naturelle. Même son de cloche du côté de l’IMA qui s’est associé à l’éditeur de jeux vidéo Ubisoft pour proposer une déambulation virtuelle à l’intérieur de six monuments de Mossoul, Alep ou Palmyre. « Cette plongée dans de hauts lieux du patrimoine mondial de l’humanité est aussi une sensibilisation aux enjeux de la préservation de richesses fragiles, où qu’elles soient situées », invoque l’institution. On est loin de l’effet gadget.

Le musée de la Libération mélange réel et virtuel

Revivre l’insurrection de 1944 aux côtés des acteurs de la Résistance dans le poste de commandement du colonel Rol-Tanguy, conservé dans un état fidèle. C’est l’expérience de réalité mixte que propose le musée de la Libération dans son sous-sol, à 20 mètres de profondeur, qui abritait autrefois le PC utilisé pendant la Libération de Paris par le chef des Forces françaises de l’Intérieur d’Île-de-France. Des lunettes Hololens qui détectent les mouvements de la rétine du visiteur permettent de superposer au lieu réel des scènes en 3D. Unique en son genre. 

Aurite Kouts, responsable de la communauté Edtech & ICC (industries créatives & culturelles) à Cap Digital.
Aurite Kouts, responsable de la communauté Edtech & ICC (industries créatives & culturelles) à Cap Digital.
© Olivier Ezratty.
« Voyage au cœur de l'Evolution », expérience proposée par le Cabinet de réalité virtuelle du Muséum national d'Histoire naturelle.
« Voyage au cœur de l'Evolution », expérience proposée par le Cabinet de réalité virtuelle du Muséum national d'Histoire naturelle.
© MNHN/Orange/Manzalab C. Dégardin.
Stéphanie Targui.
Stéphanie Targui.
D.R.
Franck Rougeau, co-fondateur et Président de VR Connection.
Franck Rougeau, co-fondateur et Président de VR Connection.
D.R.
Cécile Debray.
Cécile Debray.
© musée de l'Orangerie/Sophie Crépy 2020.
« ScanPyramids VR », visite en réalité virtuelle de la pyramide de Khéops proposée par la Cité de l'architecture et du patrimoine.
« ScanPyramids VR », visite en réalité virtuelle de la pyramide de Khéops proposée par la Cité de l'architecture et du patrimoine.
© Emissive, Dassault Systèmes et l’Institut HIP/Courtesy Cité de l'architecture et du patrimoine.
Vue de l'expérience « Insurrection 1944 : la visite en réalité mixte du PC de Rol » proposée par le musée de la Libération de Paris.
Vue de l'expérience « Insurrection 1944 : la visite en réalité mixte du PC de Rol » proposée par le musée de la Libération de Paris.


© Paris Musées/Realcast.

Vue de l'expérience « En tête à tête avec la Joconde ».
Vue de l'expérience « En tête à tête avec la Joconde ».
© Emissive, HTC Vive Arts et Louvre.
Des visiteurs plongés dans l'expérience « En tête à tête avec la Joconde » en octobre 2019, dans le cadre de l'exposition « Léonard de Vinci » au Louvre.
Des visiteurs plongés dans l'expérience « En tête à tête avec la Joconde » en octobre 2019, dans le cadre de l'exposition « Léonard de Vinci » au Louvre.
Courtesy Emissive.
Vue de l'expérience « The Enemy », proposée à l'Institut du monde arabe en 2017.
Vue de l'expérience « The Enemy », proposée à l'Institut du monde arabe en 2017.
© Emissive, Karim Ben Khelifa, Camera Lucida, France Télévisions, ONF, Dpt.
Des visiteurs plongés dans l'expérience « The Enemy » à l'Institut du monde arabe en 2017.
Des visiteurs plongés dans l'expérience « The Enemy » à l'Institut du monde arabe en 2017.
© Emissive, Karim Ben Khelifa, Camera Lucida, France Télévisions, ONF, Dpt.
Visite en réalité virtuelle de l'atelier d'Antoine Bourdelle, développée par ArtOfCorner.
Visite en réalité virtuelle de l'atelier d'Antoine Bourdelle, développée par ArtOfCorner.
© ArtOfCorner.

Article issu de l'édition N°2060