Le Quotidien de l'Art

Politique culturelle

Haut-Karabakh, monuments en péril ?

Haut-Karabakh, monuments en péril ?
Le monastère de Dadivank fondé au iXe siècle.
PPhoto Emma YSU 2015/Wikicommons.

C’est à partir d’aujourd’hui que l’Azerbaïdjan doit prendre possession des territoires reconquis sur l’Arménie. Les spécialistes du patrimoine s’inquiètent de possibles dégradations.

Les images symbolisent l’impossibilité d’une coexistence, qui a pourtant été la norme pendant longtemps : après six semaines de guerre, dans les zones qui doivent repasser sous contrôle azerbaïdjanais, de nombreux habitants ont préféré désosser leurs maisons, voire les brûler, que les laisser tomber aux mains de l’ennemi. Dans ce climat de tension nationaliste (doublé d’une composante religieuse puisque les Arméniens sont orthodoxes et les Azéris musulmans), qu’en sera-t-il des monuments, monastères, églises, croix de pierre ? Le Metropolitan Museum a été la première institution à s’en inquiéter publiquement : cosignée le 17 novembre par son président, Dan Weiss, et son directeur, Max Hollein, la lettre du musée new-yorkais rappelle le travail effectué avec la rétrospective « Armenia » en 2018, « première grande exposition ayant exploré les remarquables réalisations culturelles et artistiques du peuple arménien au long de quatorze siècles ». Elle implore les parties en présence « à respecter les sites du patrimoine culturel, qui enrichissent notre monde et ont survécu pendant des millénaires ». 

Occupation arménienne : quel bilan ?

Le ministère de la Culture azerbaïdjanais a répondu ouvertement deux jours plus tard en accusant le musée d’avoir une position à sens unique, oubliant que l’occupation par les forces arméniennes de près de 20 % du territoire national pendant 26 ans avait eu des conséquences dramatiques. Des centaines de lieux auraient souffert de vandalisme : 927 bibliothèques abritant 4,6 millions de livres, 85 écoles d’art et de musique, 22 musées possédant plus de 100 000 objets… Un bilan que l’OSCE avait partiellement corroboré lors de missions sur le terrain en 2005 et 2010. Les grottes préhistoriques d’Azokh, la forteresse de Shahbulag et de nombreux cimetières feraient partie des sites endommagés. C’est toute la complexité du puzzle : des populations qui vivaient dans une entente obligée sous la chape de plomb du communisme (l’Azerbaïdjan avec son enclave arménienne du Haut-Karabakh, l’Arménie avec son enclave azérie du Nakhitchevan), en sont arrivées au point de non-retour. Les premières velléités d’indépendance du Karabakh en 1988 ont été suivies d’un pogrom anti-arménien à Soumgaït, dans la banlieue de Bakou. Puis la guerre gagnée par les Arméniens en 1994, en leur donnant le contrôle d’une partie du territoire azerbaïdjanais, a entraîné des transferts de population évalués à 600 000 personnes. Aidé par les drones israéliens, l’implication de l’armée turque et de djihadistes venus de Syrie, le balancier change aujourd’hui de sens, sanctionné par le cessez-le-feu du 10 novembre. L’Azerbaïdjan a récupéré tous les territoires perdus – et même davantage. Le patrimoine risque d’en être une victime collatérale et c’est ce qui inquiète la communauté internationale. 

Dadivank ou Tigranakert, des sites majeurs à surveiller

Dans le Haut-Karabakh même, les 2000 soldats russes stationnés pendant au moins 5 ans (sur qui pèsera le financement de leur présence ?) devraient contribuer à décourager les actes de destruction. Mais l’Azerbaïdjan a grignoté des parties de la république autoproclamée : dans la région de Hadrout au sud, qu’en sera-t-il du village de Vank, avec ses khatchkars (croix gravées) du XIVe siècle, du monastère de Gochavank ou des ruines de l’église paléochrétienne d’Okhte Drhni, remontant au VIe siècle ? En dehors du Haut-Karabakh, dans les 7 districts azéris (Kelbadjar, Latchine, Agdam, Fizouli, Jabrayil, Qubadli, Zangilan), occupés pendant 26 ans par l’Arménie et utilisés comme zones-tampons, que va-t-il se passer ? Y figurent des sites majeurs comme le monastère de Dadivank, qui a accaparé une bonne partie de l’attention médiatique (et qui conserve notamment des fresques du XIIIe siècle), la cité antique de Tigranakert fondée il y a plus de 2000 ans par Tigrane II le Grand (plus célèbre conquérant de l’histoire de l’Arménie, donc naturellement désagréable aux dirigeants azéris), l’église de Vankassar, la basilique de Tsitsernavank… Le rapport de Simon Maghakyan et Sarah Pickmann, publié dans Hyperallergic en février 2019, faisant état du « plus grand génocide culturel du XXIe siècle », perpétré par les autorités azerbaïdjanaises, notamment au Nakhitchevan (le saccage de la nécropole médiévale de Djoulfa en étant l’exemple le plus marquant), a encore aggravé les tensions.

Observateurs souhaités

D’où l’importance fondamentale d’observateurs neutres pour tirer un premier bilan puis surveiller… La directrice générale de l’UNESCO, Audrey Azoulay, a proposé le 20 novembre le concours de son institution pour une « mission sur le terrain afin de dresser un inventaire préliminaire des biens culturels les plus significatifs, comme préalable à une protection effective du patrimoine de la région ». L’UNESCO ne s'est jamais rendu dans le Haut-Karabakh, qui ne compte pas de sites sur sa fameuse liste : « Après la guerre, il a été impossible de s'y rendre à cause des vetos réciproques (légalement la région appartient à l'Azerbaïdjan et nous aurions été obligés d'avoir leur autorisation, ce que les Arméniens auraient refusé), rappelle Francesco Bandarin, ancien directeur du Centre du patrimoine mondial. Nous n'en avons donc pas une connaissance directe, seulement les dénonciations que les deux parties amènent régulièrement à l'UNESCO. » Chez ALIPH, qui a une expertise dans les zones en guerre (voir QDA du 4 novembre), le directeur exécutif Valéry Freland nous dit être « en contact avec de nombreux acteurs internationaux et locaux » et travailler « à des projets concrets afin de contribuer activement à la protection du patrimoine de cette région, riche de sa profondeur historique et de sa diversité ». Une rencontre a eu lieu avec Emmanuel Macron jeudi soir, ce qui indique l’intérêt des autorités françaises pour le volet patrimonial. De leur côté, des historiens, architectes, spécialistes de géopolitique et écrivains russes de renom (dont le byzantinologue Alexeï Lidov, membre de l’Académie russe des arts, directeur du Centre de la culture du christianisme oriental à Moscou, expert de l’UNESCO) ont adressé le 18 novembre une lettre ouverte à Vladimir Poutine, lui demandant que l’armée surveille aussi les sites patrimoniaux chrétiens en dehors du Haut-Karabakh, sur le modèle de la mission de préservation « accomplie avec succès » en 2016 et 2017 pour le patrimoine syrien. Une tâche démesurée et susceptible d’exacerber les passions. Dans la situation actuelle, les sites culturels sont comme des pellicules nitrate : un rien peut les enflammer. La diplomatie et le dialogue sont les seules – et maigres – armes à disposition…

Après six semaines de guerre les habitants des villes et villages des les zones qui doivent repasser sous contrôle azerbaïdjanais sont contraints de partir.
Après six semaines de guerre les habitants des villes et villages des les zones qui doivent repasser sous contrôle azerbaïdjanais sont contraints de partir.
Photo Aram Nersesyan/SPUTNIK/SIPA.
Le monastère de Dadivank fondé au 9e siècle situé dans le district de Kelbadjar / Karvachar hors de la ligne de désengagement a été placé sous le contrôle des forces russes du maintien de la paix.
Le monastère de Dadivank fondé au 9e siècle situé dans le district de Kelbadjar / Karvachar hors de la ligne de désengagement a été placé sous le contrôle des forces russes du maintien de la paix.
Photo Stanislav Krasilnikov/TASS/Sipa
Les grottes préhistoriques d'Azokh : le gouvernement azerbaïdjanais s'est plaint du vandalisme auquel elles auraient été soumises.
Les grottes préhistoriques d'Azokh : le gouvernement azerbaïdjanais s'est plaint du vandalisme auquel elles auraient été soumises.


Photo Vahag851/Wikicommons.

L'église de Vankasar fondée au VIIe siècle.
L'église de Vankasar fondée au VIIe siècle.
Photo Vahag851 2012/Wikicommons.
Le monastère de Dadivank fondé au IXe siècle.
Le monastère de Dadivank fondé au IXe siècle.
Photo Valen1988 2019/Wikicommons.
Vue des khatchkars du monastère de Makenyats Vank érigé de la fin du IXe au XIIIe siècle.
Vue des khatchkars du monastère de Makenyats Vank érigé de la fin du IXe au XIIIe siècle.
Photo Soghomon Matevosyan/Wikicommons.

Article issu de l'édition N°2058