Quoi que l’on pense de l’extension considérable du Museum of Modern Art de New York – fondé, rappelons-le, par trois femmes en 1929 –, une chose est certaine : on y voit aujourd’hui cinq fois plus de femmes artistes qu'avant sa réouverture. « C'est une sorte de réparation. Les musées prennent conscience de ce déséquilibre et essaient de le corriger », déclare Lynn Hershman Leeson, dont les œuvres sont exposées sur les cimaises du MoMA et représentées dans ses collections. On peut parler de work in progress, mais on n’est pas pour autant au bout du chemin. Dans les musées américains, toutefois, un nombre croissant de conservatrices et de directrices achètent et exposent des œuvres de femmes artistes. Le Baltimore Museum of Art a annoncé pour sa part qu'il n'achètera que des œuvres réalisées par des femmes en 2020. Au cours de la première année de The Shed, à New York, Lynn Hershman Leeson a partagé l'espace avec Ágnes Dénes. L'an dernier, le Guggenheim a attiré une foule record autour de l'œuvre de Hilma af Klint (1862-1944), jusqu’ici méconnue. Tous les produits dérivés ont été vendus. Non loin de là, la Neue Galerie de Ronald Lauder projette la première rétrospective consacrée par un musée américain à Paula Modersohn-Becker (1876-1907). Selon Rainer Maria Rilke, cette Allemande, souvent qualifiée d'artiste culte – euphémisme pour dire qu'elle était ignorée – assimilait les femmes à des fruits, et Modersohn-Becker serait la première artiste à avoir peint un autoportrait nu. Il y a deux ans, le Museum of Modern Art a acquis pour la première fois une de ses œuvres, qui est aujourd'hui exposée. Mieux vaut tard que jamais !
Vague de fond
Dans un monde dominé par les hommes, la nouvelle est encourageante. En septembre 2019, pourtant, une enquête publiée par Artnet nous apprenait que, sur le total des acquisitions des musées américains au cours des 10 dernières années, 11 % seulement étaient des œuvres de femmes. C’est un revers dans ce combat qui n’en manque pas, mais la dynamique est lancée. Cette année, le Brooklyn Museum consacre une exposition, « Out of Place: A Feminist Look at the Collection », à un réexamen de son fonds sous l’angle du féminisme. Aujourd'hui, une femme ne devrait plus subir les insultes auxquelles a eu droit Maya Lin, alors étudiante à Yale, dont l'éloquent projet de monument a été retenu en 1981 pour le mémorial – aujourd'hui très visité – des anciens combattants du Vietnam, à Washington.
Paula Modersohn-Becker est l'une des vedettes de cette vague de fond, mais une telle accession tardive à la célébrité n’est pas si courante. Beaucoup de femmes artistes stagnent dans l’obscurité, et rares sont celles qui connaîtront cette ascension vers la visibilité. La Galerie St. Etienne, dirigée par des femmes depuis la fin des années 1970 (après la mort d'Otto Kallir, qui l’avait ouverte à New York en 1939), présente des œuvres de Modersohn-Becker, Grandma Moses, Kathe Kollwitz et Sue Coe. « Si vous prenez les femmes qui, chacune à leur manière, bousculent les conventions, je ne pense pas qu’une artiste comme Grandma Moses, Sue Coe ou Kathe Kollwitz suscitera autant d’enthousiasme que des artistes qui s’inscrivent plus confortablement dans des catégories existantes », déclare Jane Kallir, directrice de la galerie. Pour la photojournaliste Susan Meiselas, en revanche, la visibilité n'est pas un problème. Son exposition itinérante « Médiations », présentée au Jeu de Paume, à Paris en 2018, et qui montre quatre décennies de travail, a voyagé à San Francisco, Barcelone et São Paulo. Ses photos de la révolution nicaraguayenne des années 1980 sont des icônes de cette époque. Meiselas a également consacré des travaux à des femmes, notamment dans la série « Carnival Strippers » (1976), qui a été plus difficile à placer dans les musées. Le Whitney l’a défendue ; le MoMA en a acheté des images, mais « elles n’ont toujours pas été exposées », fait remarquer la photographe.
Male gaze
Les femmes tirent néanmoins profit de cette évolution. Lynn Hershman Leeson, 79 ans, explique qu’après son exposition à The Shed, ses œuvres ont atteint des prix oscillant entre 125 000 à 150 000 dollars. Et elle s'attend à ce que ces prix augmentent. « Ma génération a vraiment souffert. Il fallait que les femmes attendent d’avoir 70 ans pour se faire repérer », déplore-t-elle. C'est ce que fait une galerie comme Hauser & Wirth, estime son vice-président et associé Marc Payot, qui cite Eva Hesse, Louise Bourgeois et Pipilotti Rist, autant de femmes représentées par la galerie. « C'est dans notre ADN, elles représentent environ 40 % de l’ensemble. C'est un chiffre vraiment constant », ajoute-t-il, précisant que le soutien de la galerie aux femmes artistes est bien antérieur au mouvement que l’on observe actuellement. « Que les musées aillent dans ce sens, c’est une bonne chose, dit Marc Payot, mais il m’est impossible de dire quelle incidence cela a sur le marché. »
Le plus grand obstacle à l’augmentation du nombre d’œuvres de femmes dans les musées est peut-être l'argent. Le militantisme aide, mais si les femmes avaient plus d’argent, si le nombre des collectionneuses augmentait, les acquisitions par les musées pourraient atteindre des prix beaucoup plus élevés. Pour l'instant, nous sommes dans un monde où un nu de Modigliani peut se vendre 100 millions de dollars et un nu de Modersohn-Becker se vend (ou ne se vend pas) pour un million. Comme le fait remarquer la marchande d’art Jane Kallir, « the money gaze is the male gaze » (le regard sur l'argent est un regard d’homme).