Éborgné à l’âge de 35 ans, Victor Brauner (1903-1966) fait partie de ces artistes surréalistes dont la vision, exprimée en peinture, dessin ou sculpture, fut tout intérieure. Incomparable inventeur de formes, il trouve aujourd’hui un écho chez certain.e.s jeunes artistes dont les images jouent avec le réel de manière jubilatoire. Justin Fitzpatrick, né à Dublin en 1985, est l’un d’eux. Ses toiles à l’impact visuel fort, ou ses sculptures symboliques, combinant les signes tels des dos de cartes à jouer, trouvent un écho immédiat dans l’œuvre de l’artiste roumain des Chimères et de Monsieur K. La première fois que l’artiste a vu un tableau de Victor Brauner, c’est sa « nature schématique » qui l’a frappé. « C’était presque comme une équation de corps et de formes. » Justin Fitzpatrick entame alors une recherche sur Brauner, et découvre une de ses citations : « Chaque peinture que je fais est projetée depuis les sources les plus profondes de mon anxiété… ». « C'est une phrase assez mélodramatique mais c’est intéressant, explique l’artiste, en ce sens que l'anxiété peut être un sentiment d'appréhension de l'avenir causé par une imagination hyperactive. On peut lier cela à une pratique visuelle visionnaire, comme celle de William Blake par exemple. Pour ces artistes, peut-être, peindre, c'était donner à cette anxiété une forme talismanique, trouver une place dans le monde pour cette énergie. »
Boucles étranges
De fait, chez l’un comme l’autre, on retrouve une multiplicité sémantique, peintures et sculptures fonctionnant comme des signes. Victor Brauner, versé dans le spiritisme et la psychanalyse, parlait volontiers de son art comme de magie, dans la lignée du surréalisme à la Breton. Justin Fitzpatrick, qui se dit « plus intéressé par les langages visuels de la magie et leurs mécanismes que par leur fonctionnement effectif », voit une connexion avec son travail dans « ces interactions entre les choses, plutôt que des points fixes de sens ou de connaissance ». Il poursuit : « Comme dans le tarot, les différentes significations ne se contredisent pas mais se superposent, tels des sédiments. » Fitzpatrick, un héritier du surréalisme ? Le jeune artiste se défend d’un trop grand détachement du réel : « L'art surréaliste est critiquable car le fantastique et l'onirique peuvent glisser vers le solipsisme et le désengagement de la réalité politique, dont je me méfie. » Pourtant cette génération le fascine : « Je viens de recevoir la nouvelle biographie d'Ithell Colquhoun, une artiste surréaliste britannique. Comme Brauner, elle était impliquée dans l'occultisme et un certain nombre de ses œuvres considèrent le paysage comme un corps – un thème bien connu, mais dont elle a une vision unique. J'ai aussi beaucoup d'amour pour Max Ernst, Dorothea Tanning, et côté poésie, Francis Ponge. Son poème Le Savon (« Le savon a beaucoup à dire. Qu’il le dise avec volubilité, enthousiasme. Quand il a fini de le dire, il n’existe plus », ndlr) est une œuvre sur laquelle je reviens encore et encore. La façon dont il épuise l’objet en le décrivant, en l’usant comme un pain de savon, a cette qualité auto-réflexive de ‘‘boucle étrange’’ qui m’attire. » On retrouve là le mode de la répétition, cher à Fitzpatrick dont les peintures se déploient souvent en frises, à la manière de décors d’architecture. Si Brauner montre aussi un penchant pour la répétition de motifs, inspiré chez lui par les arts d'Afrique, d'Amazonie et de Papouasie-Nouvelle-Guinée, l'artiste affirme quant à lui regarder plutôt vers « des cadres plus biologiques ». Il ajoute : « La répétition, la symétrie et les motifs que j'utilise sont des manières d'exprimer l'idée d'un affect. Je m’intéresse à la paranoïa comme une sorte de virus, à la manière dont elle se réplique et s'étend à travers les groupes sociaux. Ainsi la frise des policiers de Seeds of Urizen (Frieze!) (2019, ndlr) exprime cette idée d'un affect se répliquant entre les corps humains. »
Hybridation
Justin Fitzpatrick interprète le corps, humain ou animal, comme une machine, une architecture, un objet, parfois un jouet. Une influence directe de Brauner ? « Son travail évoque en moi la notion du corps comme question, ses potentiels métamorphiques, ses allongements, déformations et reformations, et ce qu’ils expriment. Une peinture comme Coupe des cent vingt positions érotomagiques (1946, ndlr) m'intéresse vraiment. J'adore les ondes radiales émergeant de l'œil, du coin de la bouche, de différents muscles de la joue et du nez. Le titre permet d’interpréter les mouvements du visage comme une encyclopédie complexe de communications érotiques. » Constructions hybrides, figures androgynes ou mi-humaines mi-animales se retrouvent de l’un à l’autre, de l’emblématique Nombre (1942-1945) de Brauner aux peintures et sculptures animalières de Fitzpatrick : « Je représente beaucoup d’animaux : étant moins connotés et sexués en tant que sujets, ils sont plus ouverts symboliquement et peuvent invoquer métaphoriquement des corps queer. Avec la figure humaine, je réfléchis aux clichés de l'imaginaire gay masculin, par exemple l'ouvrier en bâtiment ou le flic, afin également de critiquer les problématiques masculinistes ou carcérales intériorisées qu'ils mettent à jour. » « De cette manière mon travail investit les notions d'archétypes », conclut Justin Fitzpatrick. Brauner, là encore, n’est pas très loin.
À voir
Victor Brauner – Je suis le rêve. Je suis l'inspiration, jusqu’au 10 janvier 2021 au Musée d’Art moderne de Paris, mam.paris.fr
Justin Fitzpatrick – Omega Salad, jusqu’au 24 octobre, Seventeen Gallery, Londres, seventeengallery.com
Victor Brauner
1903 : naissance à Piatra Neamț (Roumanie)
1919 : s'inscrit à l'école des Beaux-Arts de Bucarest, après un exil en Allemagne et en Autriche
1924 : invente la pictopoésie avec le poète roumain Ilarie Voronca
1925 : premier séjour à Paris, se lie aux surréalistes
1936 : Participe à l’Exposition surréaliste internationale à Londres et « Fantastic Art, Dada, Surrealism » au MoMA à New York
1938 : s’installe à Paris et perd accidentellement l’œil gauche
1940 : fuite à Marseille et dans les Alpes
1959 : participe à l'Exposition internationale surréaliste
1966 : représente la France à la Biennale de Venise ; décès
Justin Fitzpatrick
1985 : naissance à Dublin (Irlande)
2004-2007 : St Oswald’s School of painting, Londres
2013-2015 : Royal College of Art
2016 : exposition personnelle « Animal Mundi », Barbican Arts Trust, Londres
Vit et travaille à Bruxelles
Représenté par la galerie Sultana (Paris) et Seventeen Gallery (Londres)