Le Quotidien de l'Art

Acteurs de l'art Politique culturelle

En Belgique, une reprise émaillée d’incertitudes

En Belgique, une reprise émaillée d’incertitudes
Amaury Daurel & Victor Delestre, fondateurs de l'artist-run space Deborah Bowmann, à Bruxelles.
© Les Fausses dents du Prince.

Les chiffres, publiés le 4 juin, sont cinglants. En l’espace de quelques mois, la crise sanitaire a vu le budget de la Belgique plonger de 45 milliards d’euros, tandis que le déficit de l’État était multiplié par trois. À elle seule, la Région de Bruxelles-Capitale envisageait, déjà à la mi-mai, une perte de plus de 500 millions d’euros. Ce qui laisse augurer du pire pour les institutions culturelles qui dépendent quasi intégralement de son financement, notamment le futur Kanal-Centre Pompidou dont l’ouverture est toujours prévue en 2023… De manière générale, la culture et les arts, secteur qui compte 250 000 travailleurs et représente environ 5 % du PIB, sont radicalement touchés. Dans un entretien accordé au quotidien Le Soir, l’universitaire Jean-Gilles Lowies, spécialiste de politique culturelle, analysait le triple choc (réflexif, de gouvernance et économique) que la crise du Covid-19 a créé dans la culture, pointant du doigt le manque d’impact d’initiatives « prises à tous les niveaux de pouvoir, sans réelle coordination, laissant au secteur un goût d’insuffisance, même quand l’effort budgétaire est au rendez-vous ». Car, si la volonté d’agir est bien effective, le millefeuille belge et son gouvernement de crise ont accouché d’un système peu lisible et assez laborieux, avec des montants (8,5 millions d’euros dégagés par la Région bruxelloise ou 150 000 euros par la Ville de Bruxelles) dérisoires en regard de l’ampleur du marasme ou du milliard d’euros d’aides à la culture annoncé par cet autre État fédéral qu’est l’Allemagne. Or, insiste Jean-Gilles Lowies, « en Belgique, l’avenir de la culture passera par un front commun des différents niveaux de pouvoir – dont les Régions – et par une simplification drastique de leur action. Au lieu d’être un problème, la culture fait partie de la solution pour une relance économique. Pour cela, il manque un état des lieux ». Et il y a urgence : dans le secteur culturel, 47 % des emplois seraient en sursis selon les dernières projections de la Banque Nationale de Belgique. 

Des artistes entre amertume et solidarité

Ces derniers mois, on a vu des artistes réputés désespérés, faute d’autres débouchés, se mettre à brader leurs œuvres sur Instagram. Habitués à des situations financièrement précaires et à se débrouiller en s’adaptant au contexte, s’ils ne se disent « pas radicalement désarmés par la situation », Amaury Daurel et Victor Delestre, fondateurs de l’artist-run space bruxellois Deborah Bowman, constatent qu’une fois de plus la crise montre le désintérêt des politiques pour le milieu de l'art indépendant, ainsi que l’inégalité de traitement de ses différents acteurs. Et de dénoncer une situation paradoxale qui voit les structures les plus à l’aise financièrement recevoir le plus d’aide des pouvoirs publics : « C’est une posture très fatigante et intenable à long terme. » Même constat de la part de Laurent Jourquin, fondateur de l’artist-run space V2Vingt, qui organise dans son atelier des expositions confiées à des curateurs indépendants, grâce notamment à des fonds publics. Son avenir à court terme en dépend fortement : « Une micro-organisation comme celle-ci a une bonne capacité de résilience, car son fonctionnement est peu coûteux et aucun salaire n’est en jeu. »

Dans l’absolu, les politiques n’agissent jamais que comme des pompiers, au cas par cas, et pour autant qu’on leur signale le problème avec vigueur, de préférence par l’intermédiaire d’un porte-voix efficace. Ce que, depuis longtemps, les métiers des arts de la scène ont compris et mis en pratique : leur voix, en Belgique, fut la première à être entendue. C’est aujourd’hui au tour des plasticiens de s’organiser. À l’initiative du vidéaste CASPAR, un groupe Facebook a ainsi été mis sur pied visant la création d’une Fédération des Artistes Plasticien.ne.s : « Il s’agissait de provoquer l’envie chez mes confrères et consœurs de s’unir, de créer une force de dialogue et de représentation. Le rôle de la fédération sera, avant tout, de montrer que nous sommes un secteur d’activités à part entière, un écosystème incluant non seulement la culture, mais aussi le tourisme, l’industrie, l’emploi et l’économie d’une manière très large. » L’Artiesten Coalitie, son équivalent néerlandophone tous secteurs confondus, est également née de la crise. Fondée en avril, cette plateforme indépendante et ouverte, animée par le compositeur Tom Kestens et le comédien Michaël Pas, a pour ambition de renforcer la protection sociale et l’image des artistes dans la société. Autre initiative à signaler côté flamand, le projet State of the Arts (SOTA) qui, depuis 2013, vise à réimaginer les structures existantes dans le monde de l’art. Initiée dans le cadre de la crise du Covid-19, sa plateforme SOS RELIEF vise à faciliter la solidarité envers les artistes et travailleurs de l’art, en incitant des personnes jouissant d’une stabilité financière à aider celles menacées de pauvreté.

En galerie, contact humain et proximité

Du côté des galeries, qui ont rouvert petit à petit début mai, le ton est un peu moins austère. Bien que peu nombreux, les collectionneurs se sont montrés fidèles au rendez-vous, à la faveur de la prolongation d’expositions interrompues par le confinement ou l’ouverture de nouveaux accrochages, pour le moment sans vernissage. Ce fut le cas, notamment, chez Nathalie Obadia et Felix Frachon qui signalaient quelques ventes significatives. La première inaugurait les 30 et 31 mai une exposition consacrée à Hoda Kashika, dont plusieurs tableaux ont été cédés. Même si sa préoccupation première va à son écurie d’artistes, les incertitudes liées à la reprise des foires entrent en ligne de compte et la prudence est de mise. Felix Frachon se montre plus confiant même si, outre la mise sur pied d’un nouveau projet éditorial (Les Petites Éditions, qui propose des œuvres uniques dans une gamme de prix de 50 à 1000 euros) et la création d’un jardin de sculptures, le galeriste reconnaît avoir peiné à basculer vers le digital. L’enseigne rouvrait le 14 mai avec des œuvres d’Arnaud Rochard : « Ce fut un joli succès, bien que guère comparable à un vernissage traditionnel. Les ventes furent à l’image de ces premiers jours, ce qui est fort rassurant. Si le nombre de visiteurs semble avoir baissé, on sent qu’ils prennent un temps devenu plus précieux, qualitatif. » Du côté de Spazio Nobile, galerie spécialisée en design contemporain, une fois passé le choc du confinement, on a également cherché à éviter l’écueil du tout digital, comme le souligne sa directrice Lise Coirier : « À l’annonce du déconfinement, nous avons rouvert une seconde exposition, "Le Sacre de la Matière", dans l’Ancienne Nonciature au Sablon. Ce n’est pas la foule, mais la qualité des contacts est enthousiasmante. » Comme plusieurs de ses collègues, Lise Coirier pense évidemment au futur, sans doute encore longtemps sans participation aux foires : « Nous allons vers une disparition des grands salons au profit de plateformes plus sélectives, avec une vraie direction artistique, à l’instar de Collectible qui rencontre un succès unanime. » Ce recentrage de proximité, tout comme la nécessité d’un soutien accru aux artistes, sont partagés par certains collectionneurs, notamment Charles Riva, qui présente ses acquisitions au public : « En 2021, nous comptons organiser dans l'espace Riva Project une exposition de jeunes artistes, comme une manière de célébrer demain à travers leur regard. La crise sanitaire a mis en danger leur devenir professionnel, il est normal que nous les aidions à redémarrer. » 

Tout n’est pas pour autant idyllique, loin s’en faut. La levée du moratoire sur les faillites, instaurée au début de la crise et effective le 17 juin, sera peut-être révélatrice de la situation réelle des galeries en Belgique. Alors qu’on annonce, pour l’automne, le retour de la galerie Office Baroque à Anvers, un lieu au moins a déjà fermé définitivement à Bruxelles, celui de la QG Gallery, spécialisée dans le second marché, qui a choisi de se replier sur son espace de Knokke. Son propriétaire, Quentin Grosjean, s’explique : « Pouvoir me concentrer sur de bonnes pièces à l’attention des collectionneurs est devenu ma priorité. L’idée de se focaliser sur Knokke découle aussi du fait que la proximité va redevenir essentielle. C’est la garantie de voir tous les week-ends des collectionneurs de qualité. » Ce pari d’une proximité renforcée avec les acteurs du monde de l’art belge est également celui fait par deux ténors bruxellois : Rodolphe Janssen, qui ouvrait fin mai un troisième espace à Knokke, et Xavier Hufkens qui a ouvert une troisième galerie avec une exposition Sterling Ruby accessible tout l’été.

Les musées, entre incertitudes et solidarité

Un mois après leur réouverture, les musées belges constatent un très lent retour des visiteurs — ainsi environ 15 % du chiffre de fréquentation habituel aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles. En cause : plus de visite d'école ou de groupe, pas de touristes, la contrainte des réservations obligatoires qui freine les visites individuelles et surtout la peur du virus… Exception, la Fondation Boghossian fait un carton en raison de la taille intime de la Villa Empain qui rassure des visiteurs principalement individuels ou venant en famille. Ainsi l’exposition « Mappa Mundi », fermée précipitamment quelques jours à peine après son inauguration début mars, a enregistré près de 6000 réservations pour les semaines à venir ! Si la crainte de subventions non renouvelées voire du dépôt de bilan plane, notamment à l’Atomium de Bruxelles qui, le 15 mai, lançait un appel à l’aide publique pour résorber un déficit de 3 millions d’euros, force est de constater que ces mois de fermeture obligatoire ont pour la plupart des musées été mis à profit afin d’envisager un futur, certes incertain, mais différent. Directeur du musée d’art contemporain d’Anvers (M HKA), Bart De Baere souligne : « Le M HKA souhaite continuer à accorder une attention particulière à la situation des artistes, guides, traducteurs, techniciens externes qui ne disposent pas de filet de sécurité. Tout dépendra toutefois des circonstances économiques, lesquelles s’annoncent très difficiles pour les deux années à venir. Il paraît évident que, d’ici là, nous ne pourrons plus compter sur le mécénat privé, tout en espérant de l’aide des pouvoirs publics. » Même écho du côté du WIELS à Bruxelles, où son directeur Dirk Snauwaert a choisi de recentrer l’institution sur sa mission de base, le soutien aux artistes : « Continuer à proposer des expositions ambitieuses est notre première mission et aussi une manière directe de soutenir la création et la production. Nous réfléchissons aussi à différentes pistes via une série de commandes afin de soutenir la communauté artistique régionale. » Cette démarche volontariste risque toutefois de se heurter à des contraintes financières dont les flux devraient se tarir plus encore qu’auparavant, même si Dirk Snauwaert se veut confiant dans le soutien de ses pouvoirs subsidiant, Flandre en tête. Un avis que partage Paul Dujardin, président et directeur artistique de BOZAR, premier centre culturel du pays : « Les autorités belges ont fait preuve d'une grande souplesse face à la difficile situation financière du secteur culturel. La plupart des subventions déjà reçues pourraient être conservées. BOZAR a, en concertation avec les différents niveaux politiques, cherché des solutions par le biais de projets alternatifs ou la réalisation virtuelle de projets existants via une nouvelle plateforme en ligne, BOZAR@Home. » 

Du côté wallon, malgré une rigueur budgétaire endémique, les institutions ont choisi de se montrer solidaires, notamment vis-à-vis des artistes et de structures plus fragiles. C’est le cas du Centre d’Innovation et de Design (CID), sur le site du Grand-Hornu, près de Mons. Malgré les incertitudes, sa directrice, Marie Pok, confirme ce souci altruiste : « Dans l’immédiat, comme nous ne disposons d’aucun budget de soutien direct aux artistes, nous allons tout mettre en œuvre pour ne rien supprimer de notre programmation. Au-delà, nous allons interpeller nos pouvoirs subsidiants pour leur demander de nous confier de nouvelles missions, assorties de budgets dédiés, pour le soutien au travail des artistes designers. Par ailleurs, nous avons participé de façon volontaire, pour un montant fixé à 54 000 euros, à un effort budgétaire pour soutenir des secteurs culturels plus affectés encore que le nôtre (éducation permanente et arts vivants), demandé par la province de Hainaut, notre principal bailleur de fonds. » Xavier Roland, responsable du Pôle muséal de la Ville de Mons et directeur du musée des Beaux-Arts de la ville, le BAM, confirme cette crainte d’une baisse des subventions publiques dans le futur, tout en envisageant des solutions pour y remédier : « Si nous n’agissons pas sur nos territoires pour réaffirmer notre rôle sociétal, alors je crains une baisse de financement. » Et de pointer la nécessaire valorisation économique de la culture, notamment en ligne, question de survie pour la diversité culturelle. 

L'artiste CASPAR, intiateur de la Fédération des Artistes Plasticien.nes.
L'artiste CASPAR, intiateur de la Fédération des Artistes Plasticien.nes.
D.R.
Le M HKA à l'heure du Covid-19.
Le M HKA à l'heure du Covid-19.
© M HKA.
Dirk Snauwaert, directeur du centre d'art contemporain WIELS.
Dirk Snauwaert, directeur du centre d'art contemporain WIELS.
© Illias Teirlinck.
Jean-Gilles Lowies, professeur à l'ULiège et au Conservatoire Royal de Bruxelles.
Jean-Gilles Lowies, professeur à l'ULiège et au Conservatoire Royal de Bruxelles.
D.R.
Le desk d'accueil du M HKA, avec la paroi en plexiglas réalisée par l'artiste anversoise Anne-Mie Van Kerckhoven.
Le desk d'accueil du M HKA, avec la paroi en plexiglas réalisée par l'artiste anversoise Anne-Mie Van Kerckhoven.
© M HKA.
Lise Coirier, directrice de la galerie Spazio Nobile.
Lise Coirier, directrice de la galerie Spazio Nobile.
© Vincent Fournier.
Marie Pok, directrice du CID (Centre d'Innovation et de Design) au Grand-Hornu.
Marie Pok, directrice du CID (Centre d'Innovation et de Design) au Grand-Hornu.
© Esther Beck.
Quentin Grosjean dans l’espace bruxellois de la QG Gallery, désormais fermé.
Quentin Grosjean dans l’espace bruxellois de la QG Gallery, désormais fermé.
© Hugard & Vanoverschelde Photography.
Une installation de Mona Hatoum, dans l'exposition Mappa Mundi, présentée à la Villa Empain.
Une installation de Mona Hatoum, dans l'exposition Mappa Mundi, présentée à la Villa Empain.
© Thibault De Schepper.

Article issu de l'édition N°1982