L’orfèvrerie émaillée fut très prisée au Moyen Âge. Initialement cloisonnée, elle a évolué, à l’époque romane, en une technique originale qui consistait en une incrustation de pâtes de verre colorées dans des supports métalliques préparés à cet effet. On parle alors d’émaux champlevés, dont le grand centre de production, sans conteste, est le Limousin. Plus de 10 000 de ces émaux, réalisés entre 1110 et 1350, sont encore conservés dans le monde. En dépit du préjugé qui a longtemps pesé sur les arts décoratifs, cette production à la volumétrie unique dans l’art médiéval joua un rôle central dans la vie religieuse et culturelle, ainsi que dans les pratiques commerciales du Moyen Âge. Les raisons d’un tel succès sont d’abord à rechercher dans la dimension esthétique et le coût assez modeste de pièces qui allient les couleurs éclatantes de l’émail aux fonds dorés du cuivre, un métal résistant et peu onéreux comparativement à l’or et l’argent.
C’est à l’étude de cette production que s’est attaché le Corpus des émaux méridionaux (CEM), l’un des plus anciens projets de recherche français encore en cours. Fondé à la fin des années 1940 par Marie-Madeleine Gauthier (1921-1998), historienne de l’art française, éminente spécialiste des arts précieux du Moyen Âge, il fut inscrit au CNRS dans les années 1960. Il vise au recensement exhaustif et à l’analyse scientifique de ce que l’on appelle l’Œuvre de Limoges. Du catalogue raisonné, organisé par tranches chronologiques, deux volumes ont été publiés en 1987 et en 2011. Le premier, réalisé par Marie-Madeleine Gauthier et consacré à l’époque romane, recense 338 œuvres. Le second, rédigé par une équipe internationale placée sous la direction de Danielle Gaborit-Chopin et Élisabeth Antoine-König, conservatrices au département des Objets d’Art du musée du Louvre, répertorie 852 émaux réalisés entre 1190 et 1215, période d’apogée de la production limousine. Ont été exclues de ce corpus les croix émaillées, essentiellement pour des raisons éditoriales.
Ces croix, aussi centrales dans la liturgie que dans les pratiques dévotionnelles privées, ont joué un rôle majeur dans l’histoire des techniques, l’iconographie, l’histoire du marché de l’art au Moyen Âge et l’histoire des collections, et ne pouvaient pas rester ignorées. Elles font aujourd’hui l’objet d’un programme de recherche mené conjointement par l’INHA et le musée du Louvre.
Le catalogue raisonné des croix limousines (1190-1215) sur la base AGORHA
En 2016, Isabelle Marchesin, conseillère scientifique à l’INHA pour le domaine Histoire de l’art du IVe au XVe siècle, en étroite collaboration scientifique avec Élisabeth Antoine-König du musée du Louvre, et avec le concours d'Alain-Charles Dionnet, attaché de conservation au musée des Beaux-Arts de Limoges, a lancé l’édition des 440 œuvres que comprend le corpus. Outre la bibliographie de plus de 4000 titres déposée par Geneviève François, assistante ingénieure au CNRS, la plateforme des bases de données documentaires de l’INHA, AGOHRA, accueille la publication des notices consacrées aux croix d’autel, aux croix processionnelles et aux croix reliquaires, y compris leurs fragments. Chacune d’elles donne lieu à la constitution d’un dossier documentaire, à une étude stylistique et iconographique, et à la réalisation d’une notice raisonnée, déposée dans la base des émaux méridionaux.
Trois grands types d’artefacts y sont représentés. Le premier est celui des croix entières (90), qui ont conservé leur structure malgré des pertes ou des lacunes. Puis viennent les appliques, souvent représentant le Christ (52), des éléments d’orfèvrerie indépendants, autrefois apposés sur les croix, mais qui en ont été, depuis, détachés. Enfin, ce que l’on appelle les plaques (298), des pièces d’orfèvrerie d’un seul tenant provenant de croix composites dont l’âme de bois était revêtue de plusieurs plaquettes émaillées.
Les apports scientifiques
Un autre aspect fondamental du programme de recherche porté au sein de l’INHA est l’étude des collections et des collectionneurs privés auxquels ces œuvres ont appartenu. Elle permet de retracer la fortune des artefacts selon les individus, les époques et les milieux, grâce aux recherches dans les archives, au dépouillement des catalogues de vente et à la documentation photographique. Les bases documentaires d’AGORHA étant interopérables, des recoupements heureux sont désormais possibles. On a pu identifier, entre autres, une croix vendue à Londres en 1974 sur une photo de la Society of Antiquaries de Londres récemment acquise par l’INHA. Ce cliché montre la collection du révérend Walter Sneyd (1809-1888), qui acheta nombre d’émaux limousins aujourd’hui exposés dans les musées français et américains.
La recherche sur la diffusion ab antiquo de ces croix se révèle d’un tout aussi grand intérêt. Autour de 1200, la vitalité de la production limousine est attestée par son exportation dans toute l’Europe. Le volume II du Corpus des émaux méridionaux en rendait compte par ses cartes indiquant la localisation des émaux avant 1800 – ce qui est un indice probant de présence in situ plus ancienne. Grâce au service numérique de la recherche de l’INHA, une carte a pu être élaborée pour montrer la localisation des croix. Elle révèle des aires de diffusion inédites, comme Chypre ou la partie méridionale de la Hongrie. Elle permet aussi de repérer l’émergence de deux pôles majeurs : l’Angleterre, où maints émaux ont été découverts en contexte archéologique, et les pays nordiques, où les croix sont souvent restées dans leur lieu de première affectation jusqu’à une date tardive, comme la magnifique paire de croix provenant de Nävesljö. L’ampleur de cette propagation montre l’importance centrale des croix dans la production limousine, ainsi que dans la liturgie chrétienne et les échanges commerciaux du monde médiéval.
Les quelques pistes évoquées ici révèlent la richesse de l’enquête transdisciplinaire en cours sur les croix de la période 1190-1215. Elle intéresse l’ensemble de la communauté scientifique des historiens de l’art, des techniques et de l’économie médiévales, et tout autant les musées et les collectionneurs qui possèdent des émaux de Limoges, qui pourront maintenant bénéficier du catalogue raisonné de cette production – encore très présente aujourd’hui dans le patrimoine culturel européen et nord-américain – sur une base de données accessible à toutes et tous.
Article publié en partenariat avec l'INHA.