Le Quotidien de l'Art

Marché

« Il faut inventer des cercles vertueux »

« Il faut inventer des cercles vertueux »
Samia Saouma.
© def-image.

Jérôme Poggi, fondateur de la galerie Poggi (Paris)

« C’est le jeudi 12 mars au matin que m’est apparu clairement le mur qui allait se dresser devant nous dans les mois à venir, lorsque j’ai appris que Donald Trump avait fermé ses frontières pour quatre semaines aux citoyens européens. Outre l’annulation de Frieze New York qui semblait certaine, c’est une crise économique majeure qui me semble inéluctable pour plusieurs longs mois. On avait déjà ressenti les débuts de la crise à la foire ARCO de Madrid, où la peur planait et les collectionneurs fuyaient. J’ai réuni ce jour-là mon équipe pour leur faire part de ce à quoi il fallait s’attendre, pour nous et pour les artistes de la galerie. Et ce qu’il fallait faire au plus vite, comme finaliser les ventes en cours, alléger au maximum les charges, et notamment reporter les appels de charges sociales et d’impôts directs puisque le gouvernement le proposait déjà. Mais je ne me doutais pas que j’allais prendre la lourde décision de mettre au chômage partiel toute mon équipe le samedi 14 mars au soir. L’ambiance était surréelle ce samedi, dernier jour de notre exposition qui portait si bien son nom, "La peur au ventre"...

Depuis cette date, j’administre seul les affaires de la galerie, ayant basculé tous les mails de mes collaboratrices sur ma boîte de réception. Et n’ai jamais travaillé autant finalement. Outre les affaires en cours, je profite de cette "fermeture temporaire" pour faire l’inventaire des œuvres que nous stockons. C'est un travail long et physique qui m’apporte beaucoup de sérénité et de plaisir profond, d’être ainsi avec les œuvres. Je fais un travail parallèle d’archivage, et j’ai commencé à éditer la très longue correspondance électronique que j’entretiens avec Georges Tony Stoll depuis presque dix ans. Et avant de penser à l’avenir, je regarde le passé, et à tout ce que nous avons fait pendant 11 ans à la galerie, comment nous avons fonctionné surtout. Cela passe par un travail analytique poussé de nos expositions, foires, chiffre d’affaires, etc. Je m’amuse à faire de nombreux diagrammes et tableaux Excel de façon rétrospective. Une sorte de business plan à l’envers.

Je vis depuis trois semaines seul avec les œuvres, dans leur temps long, et quelque part au-delà de l’Histoire. C’est ce qui fonde mon rapport à l’art, que l’hystérie du marché oblitère violemment. Il y a de quoi réfléchir. Il faut inventer des cercles vertueux, être plus solidaires entre nous, marchands d’art. Au mieux dans les six prochains mois, je n’aurai qu’une seule exposition à la galerie, jusqu’en septembre, et aucune foire. De facto, le chiffre d’affaires va s’effondrer, de 50 % je pense, le début d’année ayant déjà été difficile. Si je contacte aujourd’hui des collectionneurs, ce n’est pas encore pour leur proposer des "transactions". Il faut attendre. Ce sont pour l’instant les discussions de fond que j’ai avec les clients les plus proches de la galerie qui m’encouragent à tenir, et m’aident à penser au nouveau business model qu’il va falloir inventer. Je commence à y voir un peu clair, mais il reste à connaître l’impact de cette crise sur la trésorerie pour survivre. »

« Tous ces déplacements n’étaient-ils pas devenus légèrement toxiques ? »

Samia Saouma, directrice de la galerie Max Hetzler (Berlin, Paris)

« Il nous est difficile d’évaluer le manque à gagner du fait du report des foires. L’an dernier, lorsque nous avions présenté Albert Oehlen et Rebecca Warren à Art Basel Hong Kong, le stand était sold out. Cette année, nous avions prévu un solo show d’André Butzer, qui n’est pas du tout dans les mêmes prix. Nous gardons ensemble tous ces tableaux pour faire ce solo show dans une autre foire, mais laquelle ? Impossible à dire à l’heure actuelle. Nous ne ferons sûrement pas tous les salons annoncés à l'automne. 

Ces jours-ci, notre priorité est de maintenir la flamme allumée, de garder un contact étroit avant tout avec les artistes. Mais aussi avec nos complices de toujours, les collectionneurs fidèles qui voient nos expositions en ligne. On a fait des ventes, même très bonnes pour certaines expositions. À Berlin, nous sommes ouverts sur rendez-vous, mais il n’y a pas un chat. Les ventes se font avec des clients avec qui nous sommes en contact depuis toujours, et qui vivent un peu partout. On s’envoie des photos, des mails et on se parle. Ce n’est pas le moment de s’isoler, mais plutôt de se mobiliser, de communiquer, d’imaginer un futur peut-être basé sur un autre rythme. Tous ces déplacements, sous tous les prétextes possibles, n’étaient-ils pas devenus légèrement toxiques? » 

Georges Tony Stoll, Le marchand (Jérôme Poggi), 2017.
Georges Tony Stoll, Le marchand (Jérôme Poggi), 2017.
© Georges Tony Stoll/Courtoisie Galerie Poggi.

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Article issu de l'édition N°1927