Dans le nouveau gouvernement libanais, le ministère de la Culture et celui de l’Agriculture ne font plus qu’un. Si l’annonce prête à rire, elle est aussi symptomatique du rôle que le Liban donne à son industrie culturelle. « Ils vont vraiment ensemencer la terre et les esprits en même temps ? », se gausse, incrédule, un Libanais à l’annonce de la composition du nouveau gouvernement. On comprend son hilarité : dans le cabinet, qui vient de voir le jour après un long mois de négociation, un seul ministère couvre les portefeuilles de la culture et de l’agriculture. Certes « la société paysanne et rurale est celle qui préserve le patrimoine culturel ancestral du pays », défend un autre Libanais, qui se refuse à opposer les deux champs thématiques. Il n’empêche : au pays de Lara Baladi ou de Walid Raad, le rapprochement fait grincer des dents.
Officiellement, il doit permettre d’assurer une réduction des dépenses de fonctionnement de l’État alors que le pays traverse une crise économique et sociale sans précédent. Depuis le mois d’octobre 2019, une large partie de la population libanaise manifeste contre les élites politiques en place. Parmi les principales revendications de ceux qui descendent dans les rues : davantage de transparence de la part d’un État miné par le clientélisme et la corruption. Pour ceux qui l’ont décidé, la « fusion » des ministères de l'Agriculture et de la Culture se veut donc un message fort à l’attention du mouvement de contestation : « Regardez, nous faisons un effort. C’est un premier pas », disent-ils en substance. La preuve : non contents de fusionner, ces ministères voient leur dotation baisser d’un peu plus de 10 % chacun dans le budget 2020. « Mais s'il fallait faire des coupes budgétaires, on aurait pu imaginer que le ministère de la Culture soit associé à celui du Tourisme et l’Agriculture à celui des Travaux publics, par exemple… Ce choix n’a rien à voir avec des considérations comptables », conteste un ancien ministre, sous couvert d’anonymat.
Ministère de seconde zone
L’édile a raison. Loin de chercher à réduire le train de vie de l’État, il s’agit encore une fois de respecter les équilibres confessionnels qui construisent le jeu politique libanais. En l'occurrence, de donner à Amal, le parti chiite dirigé par le président du Parlement libanais, Nabih Berri, la représentativité qu’on estime lui être due. Associer culture et tourisme aurait peut-être fait sens, mais cela donnait à Amal trop de poids dans le gouvernement alors que ce parti avait déjà obtenu plusieurs portefeuilles régaliens. « Il fallait juste un ministère de seconde zone pour assurer le nombre de maroquins souhaités. C’est tombé sur la Culture », s’amuse un journaliste libanais, fin connaisseur des arcanes politiques du pays.
Dans le milieu culturel, Abbas Mortada, qui dirige désormais ce double ministère, est d’ailleurs un quasi inconnu. « Il est Amal. Ça suffit à justifier sa nomination », fait valoir un collectionneur d’art. En revanche, dans le secteur agricole, l’homme a laissé davantage de traces. « Dans les années 1970, sa famille, originaire de Baalbek, se composait d’agriculteurs. Lui a lâché la terre pour diriger une chaîne de stations d’essence. On le soupçonne fortement d’être l’un des protagonistes du trafic d’essence et de gasoil de contrebande qui passe du Liban vers la Syrie, fait valoir, mi-goguenard mi-acerbe, un expert qui l’a côtoyé. Il possède également un complexe hôtelier dans la Békaa, qu’il a construit avec de l’argent à la provenance douteuse. Quand je l’ai rencontré, il m’a fait l’effet d’un être affable, très doué pour servir le café à ses hôtes et faire la conversation ; beaucoup moins dès lors qu’il faut se saisir d’une situation de crise, comme celle que nous traversons aujourd’hui, et chercher les moyens de la régler. »
C’est d’ailleurs pourquoi dans les milieux culturels, l’annonce de ce ministère « 2 en 1 » ne prête guère à rire. « Il traduit une forme de mépris, fait valoir Léa Chikhani, de la galerie Sfeir-Semler, l’une des plus importantes de Beyrouth. C’est tout simplement révoltant. Ces derniers mois, notre secteur s’est largement mobilisé avec les manifestants pour que naisse un “nouveau Liban”. Et voilà la réponse du pouvoir ? Le choix est non seulement malheureux, mais il est aussi blessant. Nous continuons d’être considérés comme la cinquième roue du carrosse. » « Au Liban, le secteur privé n’a jamais compté sur l’État pour survivre. Mais nous espérions a minima qu’il ne nous mettrait pas de bâtons dans les roues lorsque nous tentons de défendre un certain imaginaire culturel. Ce qui fait, aux yeux du monde, l'identité d’un pays et son rayonnement », ajoute-t-elle. Apparemment, le nouveau gouvernement a décidé pour elle de l’image qu’il entend donner à son industrie culturelle : une patate comme une autre.