Le Quotidien de l'Art

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Les affects, stimulateurs d'art 

Les affects, stimulateurs d'art 
Discussion entre Simone Frangi et Barbara Sirieix dans le cadre de l'exposition « Take (a)back the economy » au Centre d'art contemporain Chanot, Clamart, 2019.
DR.

Dans le milieu de l'art, les rapports affectifs restent souvent un non-dit, alors que le facteur humain est essentiel pour comprendre ses dynamiques et ses géographies. Témoignages.

L'histoire des avant-gardes, telle qu'elle a été écrite, est aussi celle d'amitiés. De partages non seulement intellectuels mais aussi affectifs. Le récit des complicités (et des clashs) entre critiques, artistes, voire marchands d'art, est même devenu un poncif de l'histoire de l'art moderne, des réunions impressionnistes du café Guerbois aux scissions fracassantes du groupe surréaliste. Aujourd'hui plus morcelé, le milieu de l'art se raconte par individualités, et évacue souvent dans son storytelling les relations humaines. « Pourtant, l'affectif est au cœur de la critique d'art, souligne Isabelle Alfonsi, co-fondatrice de la galerie Marcelle Alix. La critique d'art, construite par des hommes au sujet des hommes, a eu tendance à gommer les affects. Or, ceux-ci, souvent peu palpables, sont synonymes d'énergies, de conscience partagées. » Selon elle, une nouvelle écriture de l'art est possible : dans son livre Pour une esthétique de l'émancipation, publié en 2019 aux éditions B42, Isabelle Alfonsi souligne l'affective turn engagé dans les sciences sociales aux États-Unis, et plus récemment en France (avec notamment l'ouvrage d'Élisabeth Lebovici, Ce que le sida m'a fait, paru en 2017, qui montre les liens entre art et activisme dans les années 1980-1990). Elle souligne l'apport, dans ce sens, des réflexions queer et féministe : « À rebours de l'esthétique du winner ou du génie solitaire, et d'un rapport très intellectuel à l'art, ces formes de pensée hors des systèmes de domination ont permis de montrer comment les affects informent l'art. À ce titre, l'approche affective du commissariat d'exposition et de la critique par Lucy Lippard, dans les années 1960-1970, est exemplaire : elle a toujours entretenu un rapport horizontal, empathique avec les artistes, et non pas en surplomb. » Une position que partage la curatrice Barbara Sirieix : « J'essaie de résister à la notion de commissaire "au service" de l'artiste pour aller vers l'horizontalité, dans un processus de co-création où chacun et chacune – commissaire, artiste, directrice, régisseuse... – est émetteur de contenu créatif, et autonome dans le processus ». Elle ajoute : « C'est une position politique qui va contre un rapport productiviste de l'art : c'est seulement quand on ne s'instrumentalise pas mutuellement que la vraie générosité est possible. On donne tout si on croit à l'expérience vécue. » 

Affecter, être affecté

Aujourd'hui, parler des relations d'amitié dans l'art reste tabou et éveille immédiatement des soupçons de copinage, dans un milieu précaire donc concurrentiel (plusieurs personnes interrogées pour cet article sont des proches de l'autrice, qui n'échappe pas aux ambiguïtés du milieu de l'art, ndlr). Pour le curateur et critique d'art Raphaël Brunel, « il ne faut pas faire des expositions qu'avec ses copains – même si ça ne me choque pas en soi, l'art est fait de familles à géométrie variable. Mais pour moi c'est important d'aller vers des artistes qui ne font pas partie de mon "cercle" ». Isabelle Alfonsi, dont la galerie présentait l'an dernier une exposition collective intitulée « De l'amitié », reconnaît elle aussi qu'il faut « faire attention au côté "bande" qui protège mais peut également exclure ». Raphaël Brunel poursuit : « Dans la relation à l'art, l'idée d'affecter ou d'être affecté me semble essentielle. C'est une manière d'engager la conversation. » Co-fondateur avec Anne-Lou Vicente de la plateforme curatoriale What You See Is What You Hear (avec laquelle il organise, en collaboration avec Antoine Marchand, l'exposition « Persona Everyware » au centre d'art Le Lait à Albi, à partir du 8 février), il défend « la stimulation intellectuelle à partir d'affects communs » que produit cette collaboration au long cours. L'amitié, comme terrain d'intérêts partagés, provoque ainsi « une friction positive, une polysémie qui à la fois complique et amplifie la réflexion ». Le travail à plusieurs créerait une « co-affection » et engage la question du désir : « À partir du désir, l'idée s'élargit, l'onde se propage. » Cependant, relève Barbara Sirieix, « il y a des amitiés fortes entre travailleurs et travailleuses de l'art qui peuvent renforcer ou compliquer les relations de collaboration. Il faut prendre en compte les rapports de force, le narcissisme très présent et la brutalité de conditions de travail souvent précaires ».

Dans ce milieu, la ligne de partage est souvent très fine entre relation professionnelle et amicale. L'artiste Laëtitia Badaut Haussmann évoque la « continuité personnelle » entre la vie et l'art et l'importance du « regard de l'autre » sur son travail : « J'ai besoin de savoir ce que mes œuvres ont produit comme pensée, comme déplacements, qu'elles traversent d'autres types de "tissus". » Elle souligne que les relations affectives avec les autres artistes, de tout âge, milieu ou pratique – y compris par le biais de l'enseignement – sont essentielles, et rappelle la prégnance des « amitiés professionnelles qui sont des relations éthérées », entretenues notamment dans les vernissages, ces instants d'intense sociabilité où « l'attention est présente ». « Le milieu de l'art est comme un milieu chimique, avec son organicité, rappelle Laëtitia Badaut Haussmann. Ça bouge sans arrêt, les relations ouvrant de nouveaux possibles. »

Le personnel est politique

Dans un « secteur d'activité » où les collectifs se multiplient (lire l'enquête dans l'Hebdo du 10 octobre 2019) et une solidarité se met en place, le personnel est éminemment politique. Pour l'artiste Julien Creuzet, « l'amitié permet d'avancer ensemble dans le travail, dans un respect des pensées et des engagements de l'autre, pour construire des pratiques qui nous rassemblent ». Ainsi l'exposition « Rhum Perrier Menthe Citron », conçue avec le curateur Cédric Aurelle l'été dernier à la Friche Belle de Mai, à Marseille, prenait-elle la forme d'invitations à des individualités de champs divers, qui venaient mêler leurs productions dans une « mixologie » qui assumait sa dimension affective. « L'exposition est avant tout une expérience à vivre à plusieurs », affirme Julien Creuzet, pour lequel la « recherche de nouvelles voix » abordant les questions d'émancipation ont nourri les formes et la manière de travailler.

S'entourer, pour mieux évoluer et sortir de soi. « Certaines personnes sont pour moi des marqueurs, déclare Laëtitia Badaut Haussmann. Nos trajectoires continuent à évoluer côte à côte dans une projection permanente : les affects communs nous permettent de mûrir ensemble. » De son côté, la critique et curatrice Sonia Recasens étudie l'art comme « lieu de rencontre entre plusieurs intimités » : « Il y a une prise de conscience chez les curateurs et critiques du fait qu'ils et elles parlent depuis leur individualité et leur expérience, à partir de points de vue situés. Nous n'avons plus l'ambition, comme autrefois, d'imposer une vérité. » Manière là encore d'engager la conversation et de s'affecter les un.e.s les autres.

Emilie Brout & Maxime Marion, "A Truly Shared Love", 2018, vidéo, production La Villa du Parc, Annemasse. Œuvre présentée dans le cadre de l'exposition « Persona Everyware » au centre d'art Le Lait, Albi, du 8 février au 3 mai 2020.
Emilie Brout & Maxime Marion, "A Truly Shared Love", 2018, vidéo, production La Villa du Parc, Annemasse. Œuvre présentée dans le cadre de l'exposition « Persona Everyware » au centre d'art Le Lait, Albi, du 8 février au 3 mai 2020.
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Vue de l'exposition « De l'amitié », galerie Marcelle Alix, Paris, 2019.
Vue de l'exposition « De l'amitié », galerie Marcelle Alix, Paris, 2019.
Photo Aurélien Mole/© galerie Marcelle Alix, Paris.
Isabelle Alfonsi.
Isabelle Alfonsi.
Photo Matt Taylor.
Laëtitia Badaut Haussmann, Never ending broken neckless, 2019, collection de têtes de flèches de
Tim Rietenbach, métal, Beeler Gallery, CCAD, Columbus, 2019.
Laëtitia Badaut Haussmann, Never ending broken neckless, 2019, collection de têtes de flèches de
Tim Rietenbach, métal, Beeler Gallery, CCAD, Columbus, 2019.
Photo Stephen Takacs/Courtesy Laëtitia Badaut Haussmann.
Raphaël Brunel.
Raphaël Brunel.
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Article issu de l'édition N°1877