En matière d'hommages, pour les anniversaires, on compte par 100. À la rigueur par 50. La Collection Peggy Guggenheim a changé la donne, ce qui n'a rien d'étonnant pour une femme qui ne faisait rien comme tout le monde. Elle marque les 70 ans de l'installation de « l'ultima dogaressa » au Palazzo Venier dei Leoni. Elle rappelle aussi les 40 ans de la mort de celle qui repose, dans le jardin, entourée des tombes de ses nombreux chiens. Des griffons belges, pour être précis. On connaît l'histoire. Je la rappelle tout de même. De 1942 à 1947, Peggy Guggenheim a dirigé à New York sa galerie Art of This Century. En 1948, elle se voit invitée par la Biennale de Venise. Un pavillon peut lui revenir. C'est celui de la Grèce, qui a sombré dans la guerre civile. Son espace, au-delà du petit pont des Giardini, se révèle libre. Elle y installe sa collection. On va beaucoup en parler. En bien ou en mal, ce qui a peu d'importance. Il est amusant de voir dans l'actuelle exposition que l'intéressée collait tous les articles, flatteurs ou non, dans d'énormes cahiers.
En juillet 1949, Peggy Guggenheim achète le Palazzo Venier, qui a appartenu quelques années avant à Luisa Casati, la muse des futuristes et des surréalistes. Luisa y avait installé sa ménagerie. Peggy y mettra sa collection. Sa présence dans la Cité des Doges n'était pas qu'anecdotique, même si elle s'appliqua à étonner son monde avec ses tenues délirantes et sa gondole privée. Pour les artistes italiens, qui sortaient de deux décennies de fascisme (même si on découvre aujourd'hui que les années 1922 à 1943 furent très riches pour l'Italie en matière culturelle), elle représentait l'espoir. Elle s'intéressait à Emilio Vedova, mais aussi à Tancredi Parmeggiani ou Piero Dorazo. Si en 2019 la ville peut se targuer de former paradoxalement une capitale de l'art contemporain, c'est en grande partie à cette femme que Venise le doit.
Un goût sans dégoûts
Il s'agissait d'illustrer ce propos. Les commissaires Grazina Subelyte et Karole B. Vail (une descendante de Peggy Guggenheim) ont fait au mieux. Elles commencent par montrer des Pollock et un superbe Arshile Gorky. Puis elles passent à l'activité vénitienne de la collectionneuse. Il semble que la collectionneuse a alors eu la main moins heureuse. Il faudra attendre ces dernières années pour que les abstraits italiens sortent de leur pays pour faire de gros prix partout. Et le féminisme va s'emparer de Grace Hartigan, dont la fondation propose un énorme tableau. Pour Life, au début des années 1950, il s'agissait de « la femme peintre la plus importante d'Amérique », à une époque où vivaient aussi Joan Mitchell ou Helen Frankenthaler, honorée cet été au Palazzo Grimani de Venise… Bien sûr, certains noms aux murs ne disent plus rien à personne. C'est une règle implicite du jeu. Je suis sûr que le public actuel serait très surpris de voir qui se trouvait exposé dans les stands du premier Art Basel, en 1970. Tous les galeristes ont connu leurs échecs, du moins sur le plan commercial. Même Daniel-Henry Kahnweiler, cet hyper sélectif, n'a pas présenté que ceux ayant aujourd'hui de grands noms. Qui parle aujourd'hui d'Eugène-Nestor de Kermadec ou de Francesco Bores ? Il y a par conséquent des tableaux plein les réserves de certaines galeries. À Genève, ceux de la galerie Jan Krugier ont ainsi fini, perlés, dans les ventes de la maison locale Piguet...
Mais revenons au Palazzo Venier. Les chefs-d’œuvre officiels se retrouvent entourés de noms rares, de Kenzo Okada à René Brô et au sculpteur Reg Butler. Qui connaît Reg Butler hors du Royaume-Uni ? Il y a aussi là des mouvements que l'on n'a guère l'habitude de voir associés avec Peggy Guggenheim. Le cinétisme. Cobra. Il y a dans la dernière salle du Pierre Alechinsky comme de l'Asger Jorn ou du Karel Appel. Là, la Vénitienne d'adoption fait un peu figure de suiveuse, ce qui n'était pourtant pas son genre. Moins convenu, un peu brouillon, son goût se trouve bien illustré par cette exposition n'ayant rien du pieux hommage. Il n'y a plus qu'à courir dans les salles permanentes, dont l'accrochage a dû se voir revisité. Plus la collection Schulhof, arrivée au milieu de polémiques familiales en 2012. Le public peut ainsi sentir l'idée d'un musée vivant. La moindre des choses pour quelqu'un comme Peggy Guggenheim !
À voir
Peggy Guggenheim, L'ultima dogaressa, jusqu'au 27 janvier 2020, Peggy Guggenheim Collection, Venise, guggenheim-venice.it