La fête est discrète. Pour célébrer son 60e anniversaire, le ministère de la Culture sort des sentiers battus et troque le champagne contre un plan de transformation. Si cette modernisation touche l’ensemble de l’appareil gouvernemental, elle se fait pour le moins à marche forcée du côté de la Rue de Valois. Tandis que les agents se réjouissent d’être équipés en ordinateurs portables et wifi d’ici 2021, le plan CAMUS de rapatriement de l’administration de sept à trois sites (Rue de Valois, Rue Saint-Honoré et Quadrilatère des Archives) promet une cure d’amaigrissement des effectifs en 2020. Derrière ces changements techniques se profile en sous-main une refonte globale de l’organisation et donc du rôle du ministère de la Culture. Complexifié au fil du temps avec l'intégration des médias, de la communication et de l’audiovisuel, le ministère a-t-il encore le temps, les moyens et le pouvoir de s’occuper de culture ?
Dans le sillage de la réforme de l’action publique 2022 voulue par Emmanuel Macron, l’administration centrale est vidée de ses prérogatives, ou officiellement « centrée sur ses missions fondamentales de conception, de normalisation et de tutelle ». Concrètement, un fort mouvement de déconcentration vise à transférer aux Directions régionales des affaires culturelles (Drac) 63 opérations, dont l’attribution de l’appellation « Musée de France » et des labels « Ville et pays d’art et d’histoire », « Maison des illustres » ou « Exposition d’intérêt national », l’approbation des projets scientifiques et culturels des musées, les autorisations de prêts et dépôts des musées nationaux, les autorisations de fouilles mais aussi la reconnaissance des établissements d’enseignement artistique… La délivrance ou le refus de certificat d’exportation temporaire ou définitive des biens culturels échapperait aussi au ministère, en faveur d’une entité spécifique. « Ces projets affaiblissent le ministère et lui retirent sa légitimité », déplore Valérie Renault, secrétaire générale de la CGT Culture.
Tout en se méfiant du pouvoir donné aux élus qui nourriraient un potentiel régionalisme, Véronique Chatenay-Dolto, directrice régionale des affaires culturelles d’Île-de-France de 2013 à 2016, ne voit que l’officialisation de procédures qui se décidaient déjà à l’échelon régional. « L’administration centrale doit se nourrir de ce qui se fait sur le terrain dans les Drac, explique-t-elle. La liberté n’est pas incompatible avec le service public. » Mais en l’absence d'un renforcement puissant des moyens, la déconcentration ressemble moins à une volonté de donner une impulsion aux politiques culturelles locales qu’à un délestage économique. Affaiblies par les fusions de la réforme territoriale, les Drac ont vu leurs crédits augmenter de 8 % en deux ans, mais sans répartition égale ni suppression du mécanisme de gel et dégel des dotations. Quant aux effectifs, s’ils gonflent imperceptiblement (+ 35 en 2020), leur rémunération est deux fois moindre qu’un poste équivalent en administration centrale.
Démembrement
Ce mouvement centrifuge de déconcentration se double de l’autonomisation des établissements publics, qui, devenus bastions imprenables, seront encore renforcés en 2020 avec par exemple le transfert de la gestion des emplois au Louvre et à Versailles. De même, la réforme prévoit de transférer à ceux-ci certains musées « services à compétence nationale », tel Port-Royal qui pourrait échoir à Versailles dans une parfaite ironie janséniste. Les autres SCN (Magnin, Écouen ou Cluny) seront à leur tour catapultés vers les collectivités ou d’autres ministères. « Avec l’autonomisation des opérateurs, on a laissé se déployer Rue de Valois une technocratie hors sol qui étouffe son fonctionnement et déforme la vision que peut avoir le ministre de ses propres réalités », siffle un haut fonctionnaire, inquiet de cette lame de fond.
Le dégraissage de l’administration centrale de ses fonctions opérationnelles n’a pas attendu la réforme de son secrétariat général, hypertrophié par la récupération de fonctions de direction comme la formation, les questions internationales ou la communication, pendant que les métiers perdent en autorité. C’est ainsi que l’expertise d’un ministère réputé technique se volatilise, comme le montre le remplacement du poste de directrice des Musées de France en « cheffe de service ». Si la destruction programmée de ces services a débuté sous Nicolas Sarkozy avec la révision générale des politiques publiques (RGPP), un coup d’accélérateur a été enclenché depuis les dernières élections présidentielles avec la fuite un à un de tous les dossiers du ministère vers d’autres autorités. Pour la première fois, la Rue de Valois ne pilote plus le mécénat, échu au secrétaire d’État en charge de la vie associative, plaçant le ministère dans une position défensive face à une ressource dont il dépend tant. La loi ELAN et son volet sur la protection du patrimoine a été portée par le ministère de la Cohésion des territoires, quand le Quai d’Orsay préside aux signatures du Louvre Abu Dhabi ou de l’exposition de la collection Al-Thani à l’Hôtel de la Marine. Cette captation des dossiers est encore plus flagrante du côté de l’Élysée qui, en plus d’auditionner les candidats aux postes de direction des opérateurs culturels, a repris en main le patrimoine en missionnant Stéphane Bern, le livre en nommant Erik Orsenna, ou encore les résidences d’artistes via Thierry Tuot… La gestion de l’incendie de Notre-Dame est symptomatique. D’une part, Franck Riester n’a pu s’exprimer, principalement pour des raisons protocolaires qui font que le ministère de la Culture est descendu à l’avant-dernier rang du gouvernement – quand il était 9e sur 15 sous Catherine Tasca (ministre de 2000 à 2002). D’autre part, les travaux confiés à un établissement public échappent à ses services, par-là même taclés dans un ultime mépris avec la désignation d’un général des Armées. Jean-Louis Georgelin, dont le Sénat a demandé à demi-mot le dessaisissement après sa sortie remarquée contre l'architecte en chef de Notre-Dame, est devenu le symbole de ces nominations hors du champ des hauts fonctionnaires. Avec le sévère dégraissement des effectifs (2 200 postes temps plein supprimés en 12 ans sur un total de 28 000), on comprend le besoin de retrouver des forces vives...
Alors que dans les couloirs de la Rue de Valois on juge sévèrement un plan de transformation très « technocratique », une politique du guichet, la « perte de vision » d’un ministère qui fut celui des « idées et de l’incarnation », aujourd’hui réduit à une « gestion notariale », Franck Riester expliquait en octobre au Sénat : « Nous avons besoin d’un ministère fort. » Pourtant, la réforme tend à déréguler davantage les trois piliers du ministère : services déconcentrés, opérateurs et administration centrale. « Si rien n’est fait pour redonner de l’autorité et de la prestance au ministère de la Culture, il va finir par se dissoudre. La défiance des gouvernements vis-à-vis de la Rue de Valois n’est pas une légende », prévient un haut fonctionnaire. Cette évaporation de l’autorité du ministère est d’autant plus étonnante que les rôles d’influence, d’attractivité économique et de diplomatie de la culture n’ont jamais été aussi revendiqués.