À chaque semaine sa couleur. La semaine dernière, ça riait jaune autour d’une banane scotchée de Maurizio Cattelan ; depuis mardi, on broie du noir. Noir, c’est la couleur de Pierre Soulages, auquel le Louvre et le Centre Pompidou rendent un hommage mimétique. Sans faire offense à l’œuvre, analysons le cocktail qui transfigure le peintre en héros : né un 24 décembre, voilà cent ans, le géant pince la corde du sacré. Vieux mais bon pied bon œil, il en impose encore, fidèle à son amour de jeunesse et toujours à sa tâche qui plus est. Sa peinture, justement, est à la fois hermétique et accessible, catho-compatible et en même temps admirée par les athées et les laïcards qui ne se font pas prier pour faire le pèlerinage à Conques. Politiquement aussi, il est œcuménique, ami des présidents depuis Georges Pompidou, quelle que soit leur couleur. Enfin, cerise sur le gâteau, sa cote inspire le respect grâce à deux records successifs en une année, rendant d’autant plus précieux les dons qu’il accorde, de son vivant, à son propre écrin à Rodez et au musée Fabre de Montpellier.
L’unanimisme qui célèbre ce créateur cistercien zappe les réflexions plus acides. Se pâmant devant l’Outrenoir, ses thuriféraires évitent de comparer Soulages et Yves Klein – pas Franz Kline, faux procès –, Soulages et Robert Rauschenberg. L’establishment culturel fait ainsi mine d’oublier que le premier comme le second ont également pratiqué la matière sombre et, dans le cas de Rauschenberg, bien avant lui. S’il est chic de se pencher sur le lien entre peinture et littérature, en évoquant le cousinage entre l’ascétisme pictural et les canons du Nouveau Roman, il semble incongru de se demander pourquoi Soulages a refusé un texte de Michel Butor... Privilège de centenaire sans doute : l’homme du siècle a droit à une oraison funèbre de son vivant !
Enfermé dans sa tour d’ébène, statufié par ses proches, Pierre Soulages échappe ainsi à tout débat. Peintre officiel à l’insu de son plein gré peut-être, le voilà privé de descendance. Dans le concert louangeur, manquent en effet les jeunes artistes et jeunes curateurs. Ces derniers, qui ont pourtant pris l’habitude de tuer les pères en invoquant le grand-père, ignorent son legs, qu’ils jugent peut-être trop formel, trop peu connecté aux tumultes de l’humanité. Et c’est ainsi que, d’une semaine l’autre, passant du jaune au noir, d’une satire du marché de l’art à la célébration d’un intouchable, on lasse ceux qui attendent de l’art un éclairage nouveau sur le monde tel qu’il ne va pas.