« La maternité est pour moi à construire avec ce que je suis et ce que j'ai à défendre comme territoire personnel. » Enceinte de six mois, Sophie (le prénom a été modifié, ndlr) exprime un sentiment que de nombreuses femmes, mères déjà ou en devenir, ressentent. Qu’en est-il des artistes qui se définissent comme femmes, quand le « territoire personnel » se confond avec le terrain politique de l’affirmation de soi, dans un milieu de l’art fortement inégalitaire en termes de visibilité, de carrière comme de stéréotypes de genre ? « Ce qui n'est pas simple, c'est qu'un choix de l'ordre privé devient omniprésent, visible et soumis à l'approbation de tout le milieu professionnel », explique Sophie. Son constat, dont d’autres artistes interrogées témoignent également : « C'est presque une revendication féministe d'avoir un enfant dans ce milieu. Comme si c’était inconcevable de se permettre d'être artiste et mère – le défi étant de bien réussir les deux. » Quand les artistes pères sont au contraire valorisés pour leurs capacités de multi-tasking. Dans une enquête du magazine Spike publiée en 2015, Isabelle Graw, fondatrice de la revue Texte zur Kunst, expliquait que « dès les débuts de la modernité, on trouve l'idée que l'artiste (toujours un homme) doit renoncer au monde pour l'amour de l'art. S'il fonde une famille, ça ne le décrédibilise pas pour autant comme artiste. Pour les artistes femmes c'est l'inverse. » Dans un article paru dans l'ouvrage collectif Normes de genre dans les institutions culturelles (2018, éd. ministère de la Culture/Presses de Sciences Po), la sociologue Mathilde Provansal évoque le témoignage anonyme d’une artiste qui, après la naissance de son enfant, a perdu sa galerie, laquelle annula sa participation à une foire sous le prétexte : « On voulait te laisser tranquille avec ton bébé », tandis que son compagnon, artiste lui aussi, a poursuivi sa carrière. Isabelle Graw rappelle que « le sujet des enfants reste tabou, comme si le "bon art" ne pouvait être fait que sans enfant ». Sophie défend son choix : « Être mère ne veut pas dire s'aliéner de son travail pour l’enfant, ni être artiste s'aliéner de la vie : pour moi il y a quelque chose de cet ordre à défendre. » Elle concède avoir des craintes : « Moins on montre son travail, moins il est montré par d'autres, et moins il est montré, moins il existe ! » Et malheureusement les injonctions faites aux femmes ont peu évolué. Anita Molinero, mère de deux enfants de 39 et 30 ans, se souvient avec une certaine distance : « Bien sûr j'ai entendu des remarques stupides, du genre "Elle a fait un enfant, c'est foutu pour elle"... » Nina Childress a deux enfants de 27 et 21 ans : « J'ai eu une expo solo dans une galerie alors que j'étais enceinte du premier, mais cela ne se voyait pas, et je n'ai rien dit. À ce moment ma carrière aurait pu débuter — on a très bien vendu —, mais je n'ai pas été prise dans la galerie. »
Assignation au féminin
Les clichés, dans ce milieu comme dans les autres, ont la vie dure. Au XXe siècle, l’artiste mère s’est notamment incarnée dans la figure de Louise Bourgeois : celle qui sculpta l’araignée Maman est encore associée à l’ambivalence qui serait inhérente à la mère, tour à tour destructrice et protectrice, tandis que la maternité serait intimement liée à la création artistique. Manières d’assigner la femme – et l’artiste – à son corps. Chloé Maillet en témoigne : « Je devais réaliser une performance à sept mois de grossesse. On m’a fait remarquer que j’étais enceinte, et il m’a fallu démontrer que j’étais capable de la faire. Cette assignation au féminin, aux attentes genrées relatives à la maternité, est très désagréable. Et le milieu de l’art n’échappe pas à ces codes traditionnels. » Un contexte qui rend la décision de concevoir plus complexe encore pour les artistes femmes. Aurélie (le prénom a été modifié, ndlr) raconte : « Quand on est jeune artiste et qu’on ne vient pas d'un milieu privilégié, on connaît une précarité symbolique, voire une certaine misère, mais aussi une liberté, qui font que l’on prend son temps avant de penser à faire un enfant. Pendant des années, l'idée de ne pas avoir d’enfant m'a plu. Aujourd’hui, mon compagnon, artiste lui aussi, et moi avons atteint une maturité dans notre travail et avons décidé d’avoir un enfant en ayant recours à une PMA. Mais les voyages et un style de vie "déréglé", liés à notre travail, rendent ce projet difficile. »
Le milieu artistique n'échappe pas à la norme : les mères, encore aujourd'hui, consacrent en moyenne plus de temps à leurs enfants que les pères. Pour les femmes la condition d'artiste, déjà précaire, est d'autant plus fragilisée. Chloé Maillet le reconnaît : « Garder un enfant en bas âge signifie plus de précarité, travailler de chez soi, à distance. On rompt le lien social, on se replie sur soi. » Mais elle tempère : « Je m’attendais à beaucoup de difficultés, mais ça n'a pas été la fin du monde, comme on me l'avait annoncé. J’ai emmené mon fils en voyage, suis partie trois mois en résidence, j’ai allaité pendant une conférence... J’avais presque de la culpabilité à y arriver, du coup je n’en parlais pas trop ! » Comme plusieurs artistes interrogées, Chloé Maillet souligne qu'« en France il est mal vu de mélanger le personnel et le professionnel. Les enfants sont exclus du monde social, comme s'ils ne faisaient pas partie de la vie – contrairement au Canada par exemple, où l’enfant est accueilli avec joie et tous les frais pris en charge. » Le duo Hippolyte Hentgen (Gaëlle Hippolyte et Lina Hentgen) a pâti de cette frilosité lorsqu'en 2018 il a fallu que les deux artistes bataillent pour que la Villa Kujoyama, au Japon, accepte la venue de leurs enfants en bas âge. Depuis début 2019, le règlement a changé et les enfants ne sont plus acceptés : « Une mesure qui discrimine non seulement les femmes mais aussi et surtout l'ensemble des artistes qui ont des enfants », soulignent les artistes. Une autre raconte que, lauréate d'un prix alors qu'elle est près d'accoucher, on lui impose des dates pour un solo show important, feignant d'ignorer le fait qu'elle a à gérer dans les mois à venir une naissance et la responsabilité d'un nouveau-né...
L'art et la vie
Compliqué, donc, de vivre une maternité heureuse sans renier son statut d'artiste ni sa pratique. « Les médiums que j'utilise ont changé pendant la grossesse, raconte Sophie, sculptrice. Plus de soudure, plus de gros bruit à l’atelier, plus d’acétone, plus de pièces lourdes. » Mais les contraintes ouvrent aussi des champs de possibles : « La problématique est de s’adapter, prendre ces changements comme des nouveaux potentiels et surtout ne pas s’assujettir. » Professeure aux Arts Déco (après un passage à la Villa Arson), Sarah Tritz reconnaît que « les premières années, c’est frustrant de ne pas pouvoir travailler ». Avec pour sources d'inspiration des artistes de la génération précédente comme Anita Molinero ou Sylvie Fanchon, elle aborde régulièrement le sujet avec ses étudiantes. Chose rare chez les artistes (femmes ou hommes), Sarah Tritz assume l'influence qu'a eue son enfant de six ans dans son travail (notamment ses maquettes et marionnettes découpées) : « Mon fils est une source d’inspiration considérable, surtout depuis son apprentissage de l’écriture. Je suis fascinée par sa jubilation à tracer. » Elle relève par ailleurs « une porosité entre l’atelier et la maison (tandis que son père, peintre, a un atelier à l’extérieur). Ses jouets se retrouvent parmi mes œuvres ». La dualité mère/artiste peut être vécue de manière plus complexe par certaines. Pour Pauline Curnier Jardin, mère de deux enfants, « il est difficile de vivre ces deux "passions" en même temps, et je ne veux renoncer à aucune, vivre chacune à 100 % ». Aussi fait-elle le choix de la compartimentation, et préfère ne pas emmener son fils de six ans en voyage professionnel, ni même à ses vernissages. Féministe, elle affirme que « l'aliénation à l'enfant, dans sa condition sociale ancestrale, est complexe à assumer, quand publiquement on défend la liberté de produire une originalité ». Ainsi se souvient-elle d'un sevrage forcé et douloureux pour pouvoir partir en résidence, ou de conditions d'accueil « catastrophiques » en 2014 à la Villa Arson, où étudiant.e.s comme professeurs (« des hommes à 85 % ») méprisaient l'artiste, en résidence avec son compagnon et leur bébé de 15 mois.
Actuellement pensionnaire à la Villa Médicis, Pauline Curnier Jardin se dit « plus sereine dans son travail ». « J'ai fait mes preuves », affirme la récente lauréate du Preis der Nationalgalerie. Ainsi les femmes, encore, doivent-elles en faire plus pour arriver à la même considération que les hommes, et enfin, sans complexe, « lier l'art et la vie ». Optimiste, Anita Molinero conclut par une anecdote : « Dimanche dernier, la veille de la rentrée, je dis à mon petit-fils : "Bon courage pour l'école". Il me répond : "Bon courage pour ta sculpture, mamie". Tous les espoirs sont permis. »
À voir
Sarah Tritz, J'aime le rose pâle et les femmes ingrates, jusqu'au 15 décembre, Crédac, Ivry-sur-Seine, credac.fr
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