La nouvelle aile Stephan Crétier et Stephany Maillery des arts du Tout-monde a été inaugurée le 5 novembre au musée des Beaux-Arts de Montréal, en reconnaissant se trouver sur un territoire autochtone non cédé. De fait, il est de mise aujourd’hui au Canada, à chaque inauguration et ouverture d’évènement public, de reconnaître cette dette contractée auprès des Premières Nations du pays, puisqu’aucun traité n’est venu entériner une quelconque cession légale. Le Canada occupe donc toujours les terres des autochtones, et la colonisation y est toujours une réalité pour ces nations. Cela montre bien la complexité d’une situation canadienne qui doit, de plus, négocier avec un multiculturalisme d’État protégé depuis 1988 par une loi et l’interculturalisme, spécificité québécoise. D’un côté, les différentes communautés construisent le Canada avec leurs spécificités qui sont protégées, de l’autre, l’idéologie culturaliste prône l’intégration des groupes à la société francophone selon un principe d’homogénéisation.
Rien ne fut simple donc pour le musée des Beaux-Arts de Montréal lorsqu’il y a cinq ans, l’occasion s’est présentée de développer une nouvelle aile consacrée aux cultures du monde. Quel modèle privilégier ? D’autant plus que la société québécoise, réputée accueillante et amicale, est agitée ces derniers mois par un débat violent et stigmatisant sur la laïcité, attisé par une loi excluant le port de tout signe religieux chez les employés de l’État. Un tollé dans un pays qui, à l’échelle pancanadienne, prône justement les valeurs d’intégrité culturelle du multiculturalisme. Mais ici, il s’agit de politique provinciale, interculturaliste donc. Cela se réglera vraisemblablement devant les tribunaux.
Éthique du désordre
Introduite à la pensée caribéenne par un artiste guadeloupéen installé à Montréal depuis quelques années, Eddy Firmin, Nathalie Bondil a trouvé une résolution ouverte à cette crise identitaire qui secoue le Canada et ses provinces. « J’appelle "Tout-monde" notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la “vision” que nous en avons », a écrit le poète martiniquais Édouard Glissant. C’est un concept à la fois généreux, positif et critique – il ne faut jamais oublier qu’il est né sur les ruines du système esclavagiste des plantations. Au musée, loin d’être une simple formule-paravent jovialiste, le Tout-monde s’incarne avec justesse dans la scénographie. Plutôt que de fonctionner en silos strictement territoriaux et culturels dignes du multiculturalisme, le découpage géographique (entre Afrique, Orients, Méditerranée, Amériques, Autochtonies et Océanie) est « animé » de thématiques sur l’environnement, l’identité, le corps, la mémoire, la consommation jusqu’à l’intangible. Des imaginaires culturels viennent à la rencontre de témoignages archéologiques, d’artefacts précieux, d’œuvres canoniques dans un échange visuellement dense, parfois chaotique. Glissant prônait l’entassement, le chaos archipélique, et c’est cette éthique du désordre de la créolité, imprévisible et en renouvellement permanent, que la réflexion de Bondil entourée d’une équipe de trois commissaires (Iris Amizlev, Erell Hubert et Laura Vigo) et d’une armada de conseillers scientifiques provenant des quatre universités de Montréal, a matérialisée.
En 1981, dans son Discours antillais, Glissant écrivait : « L’art ne connaît pas la division des genres. » Ce principe traverse tout l’étage des arts du Tout-monde. Des ouvertures permettent par exemple de regarder les arts d’Afrique depuis une salle chinoise, rappelant ainsi dans le sillage de François-Xavier Fauvelle-Aymar que les échanges entre ces deux forces sont établis depuis les temps médiévaux. « Étudier des contacts de culture, c’est décider déjà qu’on n'a pas de leçon à en tirer, la nature de tels contacts étant d’être fluente, inattendue », analysait Glissant. Les vitrines s’agitent de rencontres entre le monde contemporain et les mondes historiques, dans un dialogue du tremblement cher au penseur antillais.
La culture québécoise aurait tout à y gagner à se lier davantage à cette pensée caraïbe plutôt que de regarder un modèle français assez mal en point. Dans les années 1970, l’étude comparée des langues créoles et du joual québécois montrait d’ailleurs bien des points de rencontre, sans les assimiler pour autant. Comme le rappelle Alain Ménil dans Les Voies de la créolisation, « la créolisation repose sur la Relation, qui n’est pas une identité fixe, et c’est par la différence que la relation fonctionne chez Glissant ». En dépassant les tensions entre multiculturalisme et interculturalisme, le musée des Beaux-Arts de Montréal esquisse une réflexion vitaliste sur les héritages, se débarrasse des clivages sans éviter le politique, mais un politique non-binaire, celui des archipels critiques d'Édouard Glissant.