Le Quotidien de l'Art

Acteurs de l'art

Produire de l'art : les nouveaux enjeux

Julien Berthier, Contemplant une mer de nuages, 2019.
Julien Berthier, Contemplant une mer de nuages, 2019.
Courtesy Georges-Philippe & Nathalie Vallois.
Ida Tursic et Wilfried Mille, Before Becoming a Poodle, a Duck or Something Else, vue de l'exposition Prix Marcel Duchamp 2019 au Centre Pompidou.
Ida Tursic et Wilfried Mille, Before Becoming a Poodle, a Duck or Something Else, vue de l'exposition Prix Marcel Duchamp 2019 au Centre Pompidou.


Photo Rebecca Fanuele/Courtesy Ida Tursic et Wilfried Mille, et Galerie Almine Rech.

Rebecca Lamarche-Vadel.
Rebecca Lamarche-Vadel.
Photo Kristine Madjare/Courtesy RIBOCA 2019.
Marguerite Humeau, High Tide (The Dancer I, The Dancer II, The Dancer III & IV), vue de l'exposition Prix Marcel Duchamp 2019 au Centre Pompidou.
Marguerite Humeau, High Tide (The Dancer I, The Dancer II, The Dancer III & IV), vue de l'exposition Prix Marcel Duchamp 2019 au Centre Pompidou.
Photo Julia Andréone/Courtesy Marguerite Humeau et C L E A R I N G New York, Brussels.
Les nommés du Prix Marcel Duchamp 2019 : de gauche à droite, Marguerite Humeau, Wilfried Mille, Ida Tursic, Éric Baudelaire, Katinka Bock.
Les nommés du Prix Marcel Duchamp 2019 : de gauche à droite, Marguerite Humeau, Wilfried Mille, Ida Tursic, Éric Baudelaire, Katinka Bock.
© Manuel Braun, 2019.
Younès Rahmoun, Manzil-Markib (Maison-Barque), 2019.
Younès Rahmoun, Manzil-Markib (Maison-Barque), 2019.


Courtesy Younès Rahmoun et Galerie Imane Farès.

Pierre Ardouvin, Qui sème le vent ?, 2019.
Pierre Ardouvin, Qui sème le vent ?, 2019.
Courtesy Pierre Ardouvin et Galerie Praz-Delavallade Paris, Los-Angeles.
Katinka Bock, Rauschen, 2019, cuivre, fibre de verre. Vue de l'exposition « Tumulte à Higienópolis », du 9 octobre 2019 au 5 janvier 2020, Lafayette Anticipations, Paris.
Katinka Bock, Rauschen, 2019, cuivre, fibre de verre. Vue de l'exposition « Tumulte à Higienópolis », du 9 octobre 2019 au 5 janvier 2020, Lafayette Anticipations, Paris.
Photo Pierre ANTOINE/© Katinka Bock/Courtesy Katinka Bock et Jocelyn Wolff, Paris/Meyer Riegger, Karlsruhe, Berlin/Great Meert, Bruxelles/Lafayette Anticipations, Paris.
Jeff Koons, Bouquet de Tulipes, 2019.
Jeff Koons, Bouquet de Tulipes, 2019.
© SEVGI/SIPA.
Jérôme de Noirmont.
Jérôme de Noirmont.
Photo Valerie Belin/Courtesy Noirmontartproduction.
Nathalie Viot.
Nathalie Viot.
© Martell & Co.
Vincent Lamouroux, Par nature, 2016, installation in situ pour la Fondation d’entreprise Martell.
Vincent Lamouroux, Par nature, 2016, installation in situ pour la Fondation d’entreprise Martell.
© Vincent Lamouroux/Courtesy Fondation d’entreprise Martell.


Fini le temps où les galeries accrochaient aux murs les œuvres apportées par leurs artistes. Depuis une vingtaine d’années, elles sont contraintes de produire, à une cadence de plus en plus élevée. Une activité qui s’apparente désormais à l’économie du cinéma.

De la FIAC hors-les-murs au Jardin des Tuileries et à la Biennale de Lyon, en passant par l’exposition Katinka Bock à la Fondation Lafayette Anticipations, ces événements ont un point commun : une importante proportion d’œuvres nouvelles. Rien que sur le stand d’Emmanuel Perrotin à la FIAC, on recense une dizaine de nouvelles sculptures de Genesis Belanger, mais aussi de Xavier Veilhan, Laurent Grasso et Daniel Arsham, sans compter la version réduite de la chauve-souris de Johan Creten postée à l’entrée du Petit Palais. D’après Jennifer Flay, directrice du salon, 75% des œuvres sur les stands d’art contemporain auraient été produites spécialement pour la foire. Le ratio grimpe à 80 % pour la dernière Nuit Blanche parisienne et à 90 % à la Biennale de Lyon, qui se tient jusqu’au 5 janvier. 

Les artistes voient toujours plus haut, toujours plus grand. Et de plus en plus souvent. Le rythme est tel que le chiffre d’affaires d’Arter, une des deux principales agences de productions artistique en France avec Eva Albarran, a décuplé depuis 2013. Car il faut désormais produire tout au long de l’année pour alimenter les événements qui s’enchainent à un rythme effréné et occuper des espaces de plus en plus démesurés : 29 000 m2 pour la Halle Fagor-Brandt à la Biennale de Lyon ; 22 000 m2 au Palais de Tokyo. Doit-on s’en réjouir ? Oui, estime Rebecca Lamarche-Vadel. « Je pense que la plupart sont heureux de se voir offrir des conditions de travail qui permettent d’être ambitieux, de prendre des risques, de se confronter à des échelles qui ne soient plus celles de l’atelier », remarque l’ancienne curatrice du Palais de Tokyo qui a pris les rênes de la Fondation Lafayette Anticipations. Mais, elle l’admet, « la situation est loin d’être confortable, car ces échelles ne pardonnent pas et la pression est grande ».

Inégalité artistique

Prenez le Prix Marcel Duchamp. Voilà encore trois ans, l’exposition des quatre nommés se limitait à de petits stands d’une dizaine de mètres carrés sous le grand escalier du Grand Palais. Désormais, les artistes sélectionnés doivent habiter des espaces d’environ 100 m2 chacun au Centre Pompidou. Ce qui change la donne du tout au tout, aussi bien en terme de volume que de coûts, les œuvres avoisinant des frais de production de 30 000 à 120 000 euros. Une addition salée pour les galeries de taille moyenne.

De fait, le galeriste Georges-Philippe Vallois, président du Comité professionnel des galeries d’art, estime que « la production crée une inégalité financière et fatalement une inégalité artistique ». Car la capacité de production distingue une méga-galerie d’une plus petite, une star du marché d’une jeune pousse. Bien qu’il soit généralement conseillé que les frais de production ne dépassent pas un tiers du prix d’une œuvre, ce ratio est intenable pour les jeunes artistes. « Les galeries sont souvent amenées à produire pour un montant entre 15 000 et 45 000 euros. Ce n’est rien pour une œuvre qui vaut 400 000 euros, mais c’est énorme pour une autre qui vaut 120 000 euros », poursuit Georges-Philippe Vallois. Difficile toutefois d’éluder cette question qu’encouragent les sections à forte visibilité des foires comme Art Unlimited à Bâle ou le Hors-les-murs de la FIAC.

Un salon est-il vraiment le meilleur contexte pour présenter une nouvelle œuvre ? « Il y a 10-15 ans, j’aurais probablement dit qu’un artiste devait montrer de nouvelles œuvres dans le cadre d’une exposition personnelle en galerie, mais l’audience des salons est très sophistiquée et c’est une bonne vitrine pour des échanges autre que commerciaux », assure Jennifer Flay. Aussi, les galeries se mettent-elles en quatre pour y valoriser leurs artistes. Praz-Delavallade a ainsi produit pour 15 700 euros l’installation Qui sème le vent de Pierre Ardouvin, exposée dans les Tuileries. Imane Farès a financé à hauteur de 17 000 euros la sculpture Manzil-Markib de Younès Rahmoun, aux Tuileries également. « J’ai pris l’habitude dès le départ de produire, confie-t-elle. C’est comme cela que doit fonctionner aujourd’hui une galerie. Si je ne produis pas, qui le fera à ma place ? » 

Garder la main

Certainement pas les institutions, de plus en plus désargentées. D’autant que les coûts ont explosé. Si la production d’une vidéo de Shirin Neshat valait dans les 100 000 francs au mitan des années 1990, elle atteint désormais plusieurs centaines de milliers d’euros. Pour Nuit Blanche, Eva Albarran dispose d’une enveloppe constante d’1,2 million d’euros. Mais, confie-t-elle, « les projets sont de plus en plus ambitieux, les contraintes de sécurité plus importantes, des délais resserrés. On doit faire plus avec autant d’argent. » 

Certains artistes comme Tatiana Trouvé, Xavier Veilhan, Christian Boltanski ou Jean-Michel Othoniel tiennent à garder la main, y compris économique, sur leur production. En France, les artistes peuvent faire appel au système d’aide du Centre national des arts plastiques, de l’ordre de 4 000 à 12 000 euros. Pour les œuvres en plusieurs exemplaires, la majorité des enseignes produisent les éditions au fur et à mesure, la vente d’un exemplaire servant à financer le suivant. Quelques galeries ont aussi mis leurs collectionneurs à contribution. Emmanuel Perrotin avait produit l’autruche (Sans titre, 1997) de Maurizio Cattelan avec le concours de ses collectionneurs, tout comme la galerie Crousel pour l’œuvre We the People de Danh Vo. 

Mais l’argent n’est pas tout. Produire est devenu un métier, parfois à risques, qui s’apparente ainsi de plus en plus à l’économie du spectacle vivant, nécessitant une expertise sur les questions techniques, mais aussi administratives et financières. « Ce qui était empirique il y a encore dix ans s’est professionnalisé », observe Renaud Sabari, fondateur d’Arter. « Beaucoup d’œuvres demandent un savoir-faire et une précision exceptionnels, et font appel à des corps de métiers très spécialisés, souvent dans des délais de plus en plus courts », abonde Rebecca Lamarche-Vadel. La Fondation Lafayette Anticipations s’est de fait dotée d’une unité de production offrant à l’artiste un accompagnement complet de sa conception à sa réalisation. « Il s’agit de soutenir de nouvelles étapes dans une recherche, précise Rebecca Lamarche-Vadel, une expérimentation, une prise de risque, tout en mettant tout en œuvre pour que l’artiste puisse disposer des meilleures conditions et des meilleurs savoir-faire pour mener à bien son projet. »

Cohérence

C’est aussi la profession de foi de SAM qui, si elle ne dispose pas d’outils de production, sait trouver des entreprises capables d’accompagner les artistes qu’elle accueille en résidence. « Produire aujourd’hui, c’est savoir fédérer les non-initiés autour d’un projet et aller frapper à des portes nouvelles sans forcément demander de l’argent, mais en mettant leurs expertises en avant », précise Sandra Hegedus, fondatrice du prix SAM.

Lancée en 2015, la société Noirmontproduction endosse aussi ce rôle de producteur délégué. En quatre ans, la société montée par les anciens galeristes Emmanuelle et Jérôme de Noirmont a déjà aidé une trentaine de projets d’un coût de 5 000 à 500 000 euros. Des opérations qu’elle finance en vendant de temps en temps des pièces de son stock de 1 500 œuvres. « On travaille comme les producteurs de film à l’ancienne, façon Claude Berri, sur fonds propres, ce qui nous permet d’agir immédiatement », indique Jérôme de Noirmont, qui avait ainsi avancé les fonds pour la production du très controversé Bouquet of Tulips de Jeff Koons, émoticon géant culminant à 13 mètres et pesant 35 tonnes, récemment installé derrière le Petit Palais. La société a aussi aidé à la production du film The Evil Eye de Clément Cogitore, qui a remporté le Prix Marcel Duchamp en 2018. « Quand il manque des sous pour une production, on achète des œuvres à la galerie pour permettre le financement du projet. On peut aussi apporter une aide technique ou juridique si c’est nécessaire », précise Jérôme de Noirmont. Et d'ajouter : « On comprend vite les besoins d’un artiste comme d’un galeriste. Quand celui-ci ne peut pas suivre pour la production, ça crée du doute, des désaccords. J’essaye d’être le lien entre les deux. » 

Reste enfin à gérer de nouveaux enjeux, écologiques cette fois. Car toute production est fatalement polluante et énergivore. « Nous réfléchissons à une mutation de notre agence, avec l’ambition d’avoir une activité neutre sur le plan carbone en 2020 », précise Renaud Sabari. La Fondation Martell à Cognac a aussi pris le sujet à bras le corps. Les arbres de l’installation spectrale Par nature de Vincent Lamouroux, commandée à l’inauguration de l’institution, ont été replantés et les lattes en bois réutilisées pour d’autres installations. « C’est notre rôle de commanditaires, insiste Nathalie Viot, directrice du lieu, d’aider les artistes à poursuivre une démarche quant à la durabilité de leurs œuvres ou le recyclage et le réemploi. » Pour qu’il y ait enfin cohérence entre le message porté par certaines œuvres et leur mode de fabrication…

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Article issu de l'édition Hors-série du 18 octobre 2019