C’est ce qu’on appelle un timing opportun. Alors que la tension autour du Brexit est à son comble, jeudi 3 octobre, une toile de Banksy représentant une Chambre des Communes vidée de ses députés et peuplée de chimpanzés grimaçants a atteint 9 millions de livres sterling (11,1 millions d’euros) chez Sotheby’s Londres. Ce format monumental à la facture classique a été emporté six fois son estimation, signant un nouveau record pour l’artiste. Réalisée il y a dix ans, la toile était initialement baptisée Question Time (« La séance des questions »), en référence à la séance hebdomadaire des questions au Premier ministre. À l’époque, elle avait participé à une exposition au Bristol Museum & Art Gallery consacrée au créateur, attirant 300 000 personnes. La toile avait été acquise par un collectionneur en 2011 et Banksy l’avait modifiée – les lampes ont disparu et une banane a changé de sens –, avant de la rebaptiser Devolved Parliament (« Parlement restitué »). « Tout était réuni pour ce succès aux enchères : la critique du système britannique en plein Brexit, la personnalité de Banksy, les qualités picturales de la toile… Ces détournements de peintures classiques créés avant 2010 sont désormais rarissimes. Ce prix est un vrai pied-de-nez à ceux qui regardent de haut ces artistes », souligne Arnaud Oliveux, responsable du département art urbain chez Artcurial.
Autodestruction médiatique
C’est aussi un bond conséquent par rapport au précédent record de Banksy en vente publique, établi chez Sotheby’s en 2008 : 1,8 millions de dollars pour Keep it Spotless, une collaboration avec Damien Hirst, qui avait couvert le pochoir de sa Maid londonienne avec ses célèbres spot paintings. Mais à l’automne dernier, un événement a changé la donne, confirmant que l’artiste, dont l’identité secrète alimente les rumeurs les plus folles, était un as pour jouer avec les rouages du marché. Après avoir introduit un pachyderme repeint en rose et or dans son exposition « Barely Legal » à Los Angeles en 2006, après avoir fait de New York une galerie-jeu de piste à ciel ouvert en 2013, le roi du buzz orchestrait l’autodestruction de sa Girl with Balloon quelques secondes après son adjudication chez Sotheby’s. Alors que l’événement faisait le tour du monde, la demande pour ses œuvres explosait. « Le marché s’est incontestablement fortifié, alors qu’il était déjà très bon », constate Arnaud Oliveux. Preuve en est, courant septembre, Sotheby’s et Christie’s organisaient toutes deux une vente online only entièrement consacrée au trublion britannique, chacune avec des résultats supérieurs à 1,2 millions de livres. Chez la maison anglaise, une sérigraphie de Girl with Balloon, version dorée, atteignait près de 400 000 livres sterling.
Le successeur de Toutânkhamon ?
« Dommage que je n’en ai pas profité », regrettait le créateur sur son compte Instagram aux 6,5 millions de followers le lendemain de son nouveau record. De fait, il est très difficile de savoir de quoi il profite, car, par sa volonté délibérée de ne pas avoir de galerie, son premier marché est invisible et très réduit. « C’est assez nébuleux, on ne voit aucune pièce récente, en tout cas elles ne sortent pas de façon transparente. Peut-être vend-il en direct à certains collectionneurs ? Cette façon de court-circuiter le marché correspond bien à sa façon hors norme de procéder », explique Arnaud Oliveux. Quant à ses sérigraphies, les plus récentes datent de 2010 et toutes sont sur le second marché. Le 1er octobre, le créateur non identifié a en revanche ouvert à Croydon, pour des raisons liées au copyright de son nom, une boutique éphémère où rien n’est à vendre dans un premier temps. Côté institutions, une grande exposition se profile à la Villette, a révélé son directeur Didier Fusillier sur France Inter le 4 octobre. Succéder à Toutânkhamon a certainement de quoi réjouir celui qui commença comme street artist.