Mettre en avant l’univers d’un styliste sans faire la publicité d’une marque. Exposer ses principes esthétiques en les distinguant des ambitions commerciales. Toutes les expositions dédiées aux créateurs de mode se heurtent à ce double casse-tête, même si le temps a passé depuis le scandale de la mise en majesté d’Yves Saint Laurent par le Met en 1983. Le risque est là, de rhabiller le commissaire en publicitaire. Pire, de relooker le musée en show-room. Pour la marque, il y a l’onction du monde des arts et un bénéfice d’image. Pour l’institution, un peu d’easy money et parfois de ridicule.
L’exposition Virgil Abloh organisée jusqu’au 29 septembre par le musée d’art contemporain de Chicago démontre qu’un peu de bon sens permet d’éviter les chausse-trappes. D’abord parce que le hip hopster a su ne pas être le faire-valoir d’une seule marque, qu’il s’agirait de glorifier ou, pour conserver une dignité, minorer coûte que coûte. Abloh, c’est à lui seul un éventail tellement long de partenaires qu’aucun ne saurait lui ravir la vedette. Quant au prêt-à-porter, l’exposition le met en avant dès les premières salles encombrées de portants pour mieux l’évacuer, passant du produit et du prototype au process et au propos. C’est ainsi que l’exposition n’en manque pas, de propos.
On entend déjà les ricaneurs ricaner. Ceux qui snobent le rappeur Kanye West dont Virgil Abloh fut le bras droit, qui savent mieux que tout le monde que sneakers et hoodies n’ont pas raison d’être dans un musée d’art. Admettons qu’on puisse ne pas être emballé par son design et encore moins par ses peintures, resucées de mauvais street art. Il se peut aussi qu’Abloh ne soit pas un créateur mais un recycleur qui s’appuie sur le travail, voire le génie de ses pairs ou aînés. Abloh d’ailleurs revendique de n’avoir rien inventé. « Not new, now », tel est précisément le libellé de l’exposition ! Dans une conférence à Harvard, le grand gaillard de l’Illinois soutenait même que la nouveauté était une vaine quête et que changer juste 3 % des choses, c’est déjà très bien.
Sauf que le sampler portant casquette et sneakers fait bien mieux qu’humer l’air du temps. À partir du fond (noir) de l’air, il produit des œuvres qui ouvrent des perspectives. Prenez les petits papiers jaunes portant des numéros au sol. Aucun cartel ne vous le dira, mais pour les Africains-Américains de Chicago, c’est évident : ils servent à délimiter la silhouette d’un cadavre. Et pas n’importe lequel : 16, c’est le nombre de coups de feu tirés en 2014 par le policier blanc qui a tué un jeune étudiant noir de 17 ans, Laquan McDonald. Dans l’esprit de Virgil Abloh, moins littéral qu’il en a l’air, il s’agit d’une invitation à trouver aussi un autre chemin que celui de la violence. De tels messages à double sens, il y en a à foison dans cette exposition prétendument mode, résolument politique au meilleur sens du terme. L’engagement du créateur star a ceci de singulier qu’il n’est pas centré sur lui-même. Ainsi, le visiteur, une fois n’est pas coutume, ne se demande pas si un vêtement ou des baskets pourraient lui aller mais s’interroge sur sa propre place dans une société qui n’en a pas fini d’en finir avec les discriminations.
Ce mix de mode et d’engagement est hautement précieux pour attirer un nouveau public dans les musées. La preuve en chiffres : les deux tiers des visiteurs de l’expo Abloh sont jeunes. Et la plupart n’avaient jamais mis le pied dans un musée. Sans surprise, trois autres institutions, dont le Brooklyn Museum, sont sur les rangs pour la reprendre. Pour quelqu’un qui n’ambitionne de changer que 3 % des choses, c’est beaucoup, non ?