Voilà cinq ans, aux lendemains de la Biennale de Venise qui avait braqué les projecteurs sur une quinzaine d’artistes bruts et singuliers, le collectionneur Antonio Saint Silvestre, craignant un déferlement soudain de production « brutistes » frelatées par le marché nous avait prédit : « Le marché va dévorer l’art brut. Des millions d’artistes vont apparaître dans ce domaine. C’est là où il faut choisir. L’art brut, c’est un puits de pétrole à moitié tari. L’art contemporain produit tout le temps, l’art brut non. » Sa prophétie n’est pas d’actualité. Si l’art brut s’est imposé depuis 2013 sur le marché, comme au musée, ce n’est qu’en pointillé. « On a progressé, il y a moins d’ignorance d’un côté et de dogmatisme de l’autre, mais on est encore au stade où l’objet reste difficile à manier », résume le marchand parisien Christian Berst.
Théorisée en 1945 par l’artiste Jean Dubuffet, l’appellation désigne des singuliers supposés indemnes de toute culture. Une catégorie vaste, où l’on retrouve aussi bien des marginaux tenus pour fous, des autodidactes, des simples d’esprit tourmentés, mais aussi des créateurs très sophistiqués. Bien qu’il se soit résolu à deux reprises à des collaborations avec la galerie Drouin à Paris puis avec la galerie d’Alphonse Chave à Vence, Jean Dubuffet pensait que l’art brut devait échapper au marché supposé vicié et à l’institution, jugée asphyxiante. Tous deux l’ont pourtant rattrapé.
Plus de visibilité que jamais
Les premiers frémissements ont débuté voilà une dizaine d’années avec des expositions de Martin Ramirez et James Castle au musée Reina Sofia, à Madrid, et de George Widener et Morton Bartlett au Hamburger Bahnhof, à Berlin. Un tournant s’opère en 2013 avec la Biennale de Venise. La même année, la Hayward Gallery londonienne ouvre ses portes à l’art brut. Fasciné par le potentiel insurrectionnel de ces créateurs, le monde de l’art contemporain se pique soudain d’intérêt pour la « planète exilée », titre d’une exposition organisée en 2001 au musée d’art moderne de Villeneuve-d’Ascq. La vogue n’a cessé de s’intensifier aux États-Unis. En témoignent les expositions « Outliers and American Vanguard Art » au printemps dernier au LACMA de Los Angeles et « Between Worlds: The Art of Bill Traylor » au même moment au Smithsonian, à Washington. « Il y a plus de visibilité que jamais pour l’art brut et l’art outsider dans les musées d’art moderne et contemporain. Le marché aux Éats-Unis est fort et continue à progresser », constate Rebecca Hoffman, directrice de la Outsider Art Fair, qui se tient du 17 au 20 octobre à Paris, pendant la FIAC. « Il y a eu un effet Biennale, ajoute le marchand strasbourgeois Jean-Pierre Ritsch-Fisch, qui constate une augmentation de 30 % de son chiffre d’affaires ces trois dernières années. Entre temps, une nouvelle génération a ajouté la branche "art brut" à sa collection. »
En 2014, une grande composition d’Augustin Lesage décroche le prix record de 373 800 euros chez Tajan tandis qu'une œuvre de Henry Darger s’adjuge pour 601 500 euros à Paris. La même année, une sculpture de William Edmondson s’envole pour 785 000 dollars. En 2016, lors de la dispersion de la collection David Bowie chez Sotheby’s, des dessins de l’Autrichien Johann Fischer se vendent entre 8 000 et 20 000 livres sterling. En juin dernier, chez Mercier & Cie à Lille, une toile du peintre spirite Victor Simon, qui fait partie du triptyque Cosmogonie dont le LaM à Villeneuve-d’Ascq possède un élément, se vend pour 131 250 euros. « J’avais espéré une préemption et nous n’avons pas eu les moyens de le faire », regrette Savine Faupin, conservatrice au LaM, à Villeneuve-d’Ascq.
Un art « autre »
Difficile pour autant de parler de lame de fond. À Paris, depuis la disparition de la précieuse Maison Rouge, qui nous avait régalé avec la collection Bruno Decharme ou l’exposition d’Eugène Gabritschevsky, les amateurs n’ont plus que la Halle Saint-Pierre, qui affiche une moyenne de 150 000 visiteurs par an. L’expérience initiée avec l’exposition Zdenek Košek en 2012 au Palais de Tokyo n’a pas été reconduite. En galerie, hormis Christian Berst, unique enseigne parisienne spécialisée sur le sujet, seul Christophe Gaillard a récemment intégré un artiste brut, Luboš Plný, dans sa programmation. « Le milieu de l'art contemporain est sans doute l’un des plus conservateurs et conformistes qui soit, soupire le galeriste Stéphane Corréard. L’histoire bégaie, et le plus étonnant à mes yeux demeure que la présence d'artistes dits bruts à la Biennale de Venise ou à la Hayward Gallery de Londres il y a quelques années puisse encore faire événement. Cela témoigne simplement de l’incapacité profonde du petit milieu de l'art contemporain à intégrer durablement cette dimension essentielle de la création contemporaine. L’art brut demeure un art "autre". »
Pas pour les artistes, notamment les plus jeunes, qui s’y intéressent de plus en plus. Aurélien Froment comme Pierre Ardouvin se sont inspirés du Palais idéal du Facteur cheval, dont l’incroyable épopée a même donné lieu à un film en 2018. « L’intérêt des musées d’art contemporain est là, je le vois aux demandes de prêts », affirme Savine Faupin. Le LaM a ainsi récemment prêté en 2018 des œuvres d’artistes spirites comme Augustin Lesage et Fleury Joseph Crépin au Credac, à Ivry-sur-Seine, pour une exposition de Louise Hervé et Chloé Maillet. Toujours au Credac, à partir du 13 septembre, Sarah Tritz a choisi des œuvres de Benjamin Bonjour, Eugène Engrand, Hélène Reimann et Alfred Leuzinger. Du frémissement au véritable engouement il n’est qu’un pas, que seul un musée dédié en France pourrait conforter.
À voir
Sarah Tritz. J'aime le rose pâle et les femmes ingrates, du 13 septembre au 15 décembre, au Crédac, Ivry-sur-Seine, credac.fr
Lesage, Simon, Crépin : peintres, spirites et guérisseurs, du 4 octobre 2019 au 5 janvier 2020, musee-lam.fr
Outsider Art Fair, du 17 au 20 octobre, Atelier Richelieu, 60, rue de Richelieu, Paris (2e), outsiderartfair.com
Vente spécialisée « Art brut & art naïf » le 26 novembre chez Tajan, Paris, tajan.com