Lorsqu’en novembre 2017, à Ouagadougou (Burkina Faso), Emmanuel Macron se déclare en faveur de restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain dans un délai de cinq ans, il n’imagine pas l’onde de choc de ses déclarations sur le marché des arts premiers. Les marchands spécialisés ont d’abord blêmi, craignant d’être pointés du doigt et traités de pilleurs. Avant de voir rouge à la publication en novembre 2018 du rapport rédigé par l’historienne Bénédicte Savoy et l’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr. Ce document préconise de restituer aux pays africains 46 000 objets détenus dans les collections publiques françaises, emportés sans consentement explicite suite aux pillages de guerre et aux collectes des ethnologues, fonctionnaires ou missionnaires. Dans la foulée, plusieurs pays – notamment le Sénégal et la Côte d’Ivoire – ont réclamé plusieurs centaines d’objets. Ces demandes – légitimes – ont provoqué un petit élan de panique chez les marchands, redoutant que celles-ci, qui ne concernent que les collections publiques, ne gagnent aussi le secteur privé. La frilosité fut telle que la vente d’arts d’Afrique et d’Océanie organisée par Binoche et Giquello en décembre 2018 à Drouot décrocha des résultats mitigés. Qu’en est-il, à quelques jours de l’ouverture du Parcours des mondes, le salon parisien dédié aux arts non-occidentaux, qui se tient du 10 au 15 septembre dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés ?
Une minorité d'inquiets
« Les collectionneurs sont aussi partagés que les marchands, certains n’y croient pas, d’autres sont terrifiés, confie le marchand parisien Charles-Wesley Hourdé. Chez les collectionneurs, j’ai vu les mêmes réactions. Certains ne sont toujours pas au courant, d’autres ont décidé de vendre au plus vite, tandis que quelques-uns attendent de voir quelle tournure cela prendra avant de décider. Mais les inquiets restent une minorité. » Directeur de Parcours des mondes, Pierre Moos tendrait aussi à relativiser l’impact : « Je n’ai pas senti passer le boulet de canon près des collectionneurs. » Le marchand bruxellois Didier Claes admet avoir passé les trois mois suivant la publication du rapport à rassurer ses clients, dont environ 20 % étaient inquiets. Mais, veut-il croire, leur fibre acheteuse ne s’est pas estompée pour autant.
De son côté, le rapport du site spécialisé Artkhade ne consacre qu’un petit paragraphe à la question des restitutions. Il n’en observe pas moins qu’elle « pourrait décourager certains grands collectionneurs face au devenir de leur donation muséale » et provoquer à terme « un basculement du marché vers l’autre centre de gravité des arts premiers en Europe : Bruxelles. »
On en est encore loin. La France détenait en 2018 66,5 % de part sur ce marché, selon le rapport publié par Artkhade. Huit des dix plus grosses enchères, comme celle de 2,9 millions d’euros pour un masque-heaume Tabwa de République Démocratique du Congo chez Christie’s, ont d’ailleurs été enregistrées en 2018 sur le sol français. En juin dernier, Sotheby’s adjugeait pour 4,7 millions d’euros une statue Baoulé provenant de la collection Marceau Rivière.
Trop-plein
Pour autant, un essoufflement est perceptible. Le nombre d’invendus aux enchères progresse, frôlant les 50 % lors de la dispersion de la collection Adolphe Stoclet en octobre 2018 chez Christie’s ou Marceau Rivière en juin 2019 chez Sotheby’s. Dans le même temps, les prix ont baissé d’environ 14 % selon Artkhade. Lors de la dispersion Marceau Rivière, un poids Baoulé n’a pas trouvé preneur sur une estimation sans doute excessive de 7 000 euros. Il avait été adjugé l’équivalent de 3 811 euros en 2001 lors de la dispersion de la collection Hubert Goldet. « Pour moi, les importants taux d’invendus sont liés à la difficulté rencontrée par les maisons de vente à préparer leurs vacations dans un contexte de plus en plus concurrentiel, ainsi qu’au trop grand nombre de ventes alors que le marché manque de pièces de qualité », analyse Charles-Wesley Hourdé. Trop-plein d’objets moyens et estimations excessives : tel est le talon d’Achille du marché des arts premiers. « Depuis quatre ou cinq ans, on assiste à une saturation, d’autant que les collectionneurs ne se sont pas renouvelés », abonde le marchand parisien d’art océanien Anthony Meyer.
Pourtant, la géographie des collectionneurs ne cesse de s’élargir. Pierre Moos indique que depuis trois ans, deux Chinois très actifs viennent en jet privé faire leurs emplettes pendant son salon. Voilà trois ans, un acheteur grec aurait fait une razzia auprès des exposants. Mais cela ne suffit pas. « Il y a aujourd’hui deux marchés, précise le marchand parisien Bernard Dulon. Une dizaine de gros collectionneurs dans le monde qui cherchent des chefs-d’œuvre, et une centaine qui achètent de temps en temps des icônes en ventes aux enchères. » Entre les deux, la clientèle désireuse de constituer une collection avec très peu de moyens est en voie de disparition...
À voir
Parcours des mondes, du 10 au 15 septembre, quartier de Saint-Germain des Prés, Paris parcours-des-mondes.com