Çà et là, la galaxie Fluxus se voit plus ou moins discrètement célébrée. Jusqu’au 22 septembre, le CAPC de Bordeaux lève le voile sur l’œuvre de Takako Saito, 90 ans. Au même moment, le 109, pôle de création contemporaine à Nice, invite Ben Vautier et ses amis. Ce printemps, la Fondation du doute à Blois, consacrée depuis 2013 au mouvement, réunissait sept de ses ouailles. Lancée en 1962 par l'artiste George Maciunas, à partir du mot latin fluxus (le flux, le courant), cette nébuleuse artistique d’events, de festivals, de gestes, voire de gags, avec la volonté d'abolir le fossé entre l'art et la vie, échappe à toute définition. Pour Nam June Paik, elle est « un état d’esprit » – revu et corrigé en « tas d’esprits » par Charles Dreyfus.
« Plus qu’un mouvement, j’y vois un réseau, fait de rencontres autour de George Maciunas et Ben, à la fois épars et international, étendu jusqu’au Japon », tente le galeriste Youri Vincy. S’il est difficile d’enfermer entre les murs d’un musée un mouvement qui refuse la notion d’œuvre et plus encore celle d'institutions, que dire alors de son marché, auquel une grande partie de ses membres ont tenté à tout prix de se soustraire ? « Les œuvres sont très raisonnables au regard de l’importance de Fluxus sur le plan historique, répond Olivier Fau, spécialiste chez Sotheby’s. Le mouvement, global, a également concerné la musique, la littérature, la photo, le cinéma… C’est une vision, érudite de surcroît. C’est à la fois sa richesse et une difficulté pour le marché. »
Autre obstacle : bien souvent, il y a peu de reliques. George Maciunas a laissé derrière lui quasiment plus de disciples que d’œuvres, tandis que le chimiste George Brecht s’est majoritairement concentré sur les events, des actions à la fois brèves et simples. « Brecht a réussi à se rendre quasiment indisponible sur le marché, s’amuse Anne-Laure Riboulet, directrice de l’enseigne parisienne de Peter Freeman. Mais il faut dire qu’il n’avait pas besoin de vendre de l’art pour vivre. » Restent beaucoup de multiples, nombre d’artistes liés à Fluxus ayant joué la carte de l’édition, avec l’idée de démocratiser l’art. Au printemps dernier, on pouvait ainsi acquérir chez Phillips à New York, U.S.A. Surpasses All the Genocide Records (1966), une lithographie de Maciunas, au décompte macabre du marteau pour quelque 700 euros et, en juin, s’emparer à Drouot chez De Baecque de Ein Vergleich zweier Gesellschaftsformen, une édition sur sac plastique (de 10 000 exemplaires !) de Beuys pour 190 euros.
Des précurseurs
Avec 15 000 à 20 000 œuvres à son actif, Ben est sans doute le plus prolixe de la bande. En parallèle de Daniel Templon et d’autres, la galerie Lara Vincy lui consacre régulièrement ses cimaises. Ouverte en janvier, l’exposition « Quelle est la question ? » proposait des toiles récentes, entre 7 000 et 12 000 euros. « Les prix, fixés par l’artiste, sont toujours indexés sur le format du tableau, rappelle Youri Vincy. Ils ont plus que doublé en 15 ans. Mais je dirais qu’il y avait un peu plus d’enthousiasme de la part des collectionneurs au cours des années 2000. » Au printemps dernier, à New York, la galerie Peter Freeman présentait quant à elle une exposition de son condisciple Robert Filliou, autoproclamé « génie sans talent », mêlant multiples (de 500 à 12 000 euros), boîtes (autour de 35 000 euros), dessins ou installations (jusqu’à 150 000 euros). « En dix ans, les prix ont monté de 20 %, précise Anne-Laure Riboulet. Nous vendons régulièrement à des fondations et institutions, il y a un vrai intérêt culturel, mais il n’y a pas encore eu un changement de génération des collectionneurs. C’est un travail de long terme. »
Affiliés un temps à Fluxus, Nam June Paik et Beuys jouent dans une autre cour, quoique peu présents aux enchères. L’estate du Coréen, pionnier de l’art vidéo, est dans l’escarcelle de Gagosian depuis 2015. Il sera l’objet d’une grande rétrospective à la Tate Modern à Londres cet automne, ce qui ne manquera pas de faire monter les prix, actuellement de 20 000 au million de dollars. En 2018, c’est l’Autrichien Thaddaeus Ropac qui a remporté la bataille pour la succession de Beuys. « Il s’agit de promouvoir son travail de façon globale, nous nous efforçons de renforcer son marché, mais ce n’est qu’une partie du travail : nous recherchons des œuvres, mettons beaucoup d’énergie sur la recherche, et organisons des expositions y compris dans les plus grands musées », nous détaillait alors le galeriste. Dans l’exposition consacrée à l’artiste à Londres l’an dernier, les prix s’échelonnaient de 95 000 euros pour des dessins, au-delà de 10 millions d’euros pour les sculptures les plus importantes. Difficile de dire cependant si ces succès auront une incidence sur ses condisciples Fluxus. « Une grande exposition permettrait d’y voir plus clair. Nous sommes à une très bonne époque pour relire le mouvement, ces artistes ont anticipé beaucoup de problématiques économiques, écologiques et sociales dont nous parlons aujourd’hui », estime Olivier Fau.
À voir
Takako Saito, jusqu'au 22 septembre, CAPC de Bordeaux, capc-bordeaux.fr
« La vie est un film. Ben et ses invités », jusqu'au 19 octobre, Le 109, Grande Halle, Nice, le109.nice.fr