Le Quotidien de l'Art

Marché

Le marché de Fluxus prend son temps

Le marché de Fluxus prend son temps
Nam June Paik, Electronic Superhighway: Continental U.S., Alaska, Hawaii, au Smithsonian American Art Museum.
Photo Ryan Somma/© Nam June Paik Estate.

Rétif aux idées d’œuvres d’art, d’institutions et de circuits économiques, Fluxus a pourtant gagné le marché. Les prix restent très raisonnables, exception faite des pièces de Joseph Beuys et Nam June Paik, défendus par des galeries poids lourds.

Çà et là, la galaxie Fluxus se voit plus ou moins discrètement célébrée. Jusqu’au 22 septembre, le CAPC de Bordeaux lève le voile sur l’œuvre de Takako Saito, 90 ans. Au même moment, le 109, pôle de création contemporaine à Nice, invite Ben Vautier et ses amis. Ce printemps, la Fondation du doute à Blois, consacrée depuis 2013 au mouvement, réunissait sept de ses ouailles. Lancée en 1962 par l'artiste George Maciunas, à partir du mot latin fluxus (le flux, le courant), cette nébuleuse artistique d’events, de festivals, de gestes, voire de gags, avec la volonté d'abolir le fossé entre l'art et la vie, échappe à toute définition. Pour Nam June Paik, elle est « un état d’esprit » – revu et corrigé en « tas d’esprits » par Charles Dreyfus.

« Plus qu’un mouvement, j’y vois un réseau, fait de rencontres autour de George Maciunas et Ben, à la fois épars et international, étendu jusqu’au Japon », tente le galeriste Youri Vincy. S’il est difficile d’enfermer entre les murs d’un musée un mouvement qui refuse la notion d’œuvre et plus encore celle d'institutions, que dire alors de son marché, auquel une grande partie de ses membres ont tenté à tout prix de se soustraire ? « Les œuvres sont très raisonnables au regard de l’importance de Fluxus sur le plan historique, répond Olivier Fau, spécialiste chez Sotheby’s. Le mouvement, global, a également concerné la musique, la littérature, la photo, le cinéma… C’est une vision, érudite de surcroît. C’est à la fois sa richesse et une difficulté pour le marché. »

Autre obstacle : bien souvent, il y a peu de reliques. George Maciunas a laissé derrière lui quasiment plus de disciples que d’œuvres, tandis que le chimiste George Brecht s’est majoritairement concentré sur les events, des actions à la fois brèves et simples. « Brecht a réussi à se rendre quasiment indisponible sur le marché, s’amuse Anne-Laure Riboulet, directrice de l’enseigne parisienne de Peter Freeman. Mais il faut dire qu’il n’avait pas besoin de vendre de l’art pour vivre. » Restent beaucoup de multiples, nombre d’artistes liés à Fluxus ayant joué la carte de l’édition, avec l’idée de démocratiser l’art. Au printemps dernier, on pouvait ainsi acquérir chez Phillips à New York, U.S.A. Surpasses All the Genocide Records (1966), une lithographie de Maciunas, au décompte macabre du marteau pour quelque 700 euros et, en juin, s’emparer à Drouot chez De Baecque de Ein Vergleich zweier Gesellschaftsformen, une édition sur sac plastique (de 10 000 exemplaires !) de Beuys pour 190 euros. 

Des précurseurs

Avec 15 000 à 20 000 œuvres à son actif, Ben est sans doute le plus prolixe de la bande. En parallèle de Daniel Templon et d’autres, la galerie Lara Vincy lui consacre régulièrement ses cimaises. Ouverte en janvier, l’exposition « Quelle est la question ? » proposait des toiles récentes, entre 7 000 et 12 000 euros. « Les prix, fixés par l’artiste, sont toujours indexés sur le format du tableau, rappelle Youri Vincy. Ils ont plus que doublé en 15 ans. Mais je dirais qu’il y avait un peu plus d’enthousiasme de la part des collectionneurs au cours des années 2000. » Au printemps dernier, à New York, la galerie Peter Freeman présentait quant à elle une exposition de son condisciple Robert Filliou, autoproclamé « génie sans talent », mêlant multiples (de 500 à 12 000 euros), boîtes (autour de 35 000 euros), dessins ou installations (jusqu’à 150 000 euros). « En dix ans, les prix ont monté de 20 %, précise Anne-Laure Riboulet. Nous vendons régulièrement à des fondations et institutions, il y a un vrai intérêt culturel, mais il n’y a pas encore eu un changement de génération des collectionneurs. C’est un travail de long terme. » 

Affiliés un temps à Fluxus, Nam June Paik et Beuys jouent dans une autre cour, quoique peu présents aux enchères. L’estate du Coréen, pionnier de l’art vidéo, est dans l’escarcelle de Gagosian depuis 2015. Il sera l’objet d’une grande rétrospective à la Tate Modern à Londres cet automne, ce qui ne manquera pas de faire monter les prix, actuellement de 20 000 au million de dollars. En 2018, c’est l’Autrichien Thaddaeus Ropac qui a remporté la bataille pour la succession de Beuys. « Il s’agit de promouvoir son travail de façon globale, nous nous efforçons de renforcer son marché, mais ce n’est qu’une partie du travail : nous recherchons des œuvres, mettons beaucoup d’énergie sur la recherche, et organisons des expositions y compris dans les plus grands musées », nous détaillait alors le galeriste. Dans l’exposition consacrée à l’artiste à Londres l’an dernier, les prix s’échelonnaient de 95 000 euros pour des dessins, au-delà de 10 millions d’euros pour les sculptures les plus importantes. Difficile de dire cependant si ces succès auront une incidence sur ses condisciples Fluxus. « Une grande exposition permettrait d’y voir plus clair. Nous sommes à une très bonne époque pour relire le mouvement, ces artistes ont anticipé beaucoup de problématiques économiques, écologiques et sociales dont nous parlons aujourd’hui », estime Olivier Fau.

Vue de l’exposition Takako Saito au CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, du 8 mars au 22 septembre 2019.
Vue de l’exposition Takako Saito au CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, du 8 mars au 22 septembre 2019.
Photo Arthur Péquin/© Takako Saito. Adagp, Paris 2019.
Takako Saito, Newspaper stand, 2000. Exposition Takako Saito, CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, 8 mars – 22 septembre 2019.
Takako Saito, Newspaper stand, 2000. Exposition Takako Saito, CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, 8 mars – 22 septembre 2019.
Photo Arthur Péquin/© Takako Saito. Adagp, Paris 2019.
Takako Saito, photographié dans le cadre de l'exposition Takako Saito, CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, 8 mars – 22 septembre 2019.
Takako Saito, photographié dans le cadre de l'exposition Takako Saito, CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, 8 mars – 22 septembre 2019.
Photo Arthur Péquin/© Takako Saito. Adagp, Paris 2019.
Robert Filliou (1926-1987), Faim = Fin de la faim, 1966, pastel sur photographie sur bois, deux crochets et deux anneaux.
Robert Filliou (1926-1987), Faim = Fin de la faim, 1966, pastel sur photographie sur bois, deux crochets et deux anneaux.
Photo Florian Kleinefenn/© Estate Robert Filliou/Courtesy Estate Robert Filliou & Peter Freeman, Inc.
George Maciunas, U.S.A. Surpasses All the Genocide Records, multiple non numéroté.
George Maciunas, U.S.A. Surpasses All the Genocide Records, multiple non numéroté.
© George Maciunas/Phillips.
Joseph Beuys, exposition Utopia at the Stag Monuments à la Galerie Thaddaeus Ropac Londres, 17 avril – 16 juin 2018.
Joseph Beuys, exposition Utopia at the Stag Monuments à la Galerie Thaddaeus Ropac Londres, 17 avril – 16 juin 2018.
Photo Tom Carter/Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London.
Joseph Beuys, Ein Vergleich zweier Gesellschaftsformen, 1971, Multiple sur sac plastique éditée par Art Intermedia Edition à 10 000 exemplaires.
Joseph Beuys, Ein Vergleich zweier Gesellschaftsformen, 1971, Multiple sur sac plastique éditée par Art Intermedia Edition à 10 000 exemplaires.
© Joseph Beuys/De Baecque et As
Vue générale de l'exposition sur Robert Filliou Seule la Fête est Permanente - Works 1962-1984 à la galerie Peter Freeman, New York, en 2018.
Vue générale de l'exposition sur Robert Filliou Seule la Fête est Permanente - Works 1962-1984 à la galerie Peter Freeman, New York, en 2018.
Photo Nicholas Knight Studio/© Estate Robert Filliou/Courtesy Estate Robert Filliou & Peter Freeman, Inc.
Robert Filliou, Seule la Fête est Permanente - Works 1962-1984, à la galerie Peter Freeman, New York, en 2018. Œuvres, de gauche à droite : Optimistic boxes n°1, n°2, n°3, n°4 and n°5
Robert Filliou, Seule la Fête est Permanente - Works 1962-1984, à la galerie Peter Freeman, New York, en 2018. Œuvres, de gauche à droite : Optimistic boxes n°1, n°2, n°3, n°4 and n°5


Photo Nicholas Knight Studio/© Estate Robert Filliou/Courtesy Estate Robert Filliou & Peter Freeman, Inc.

Robert Filliou, Hand Show (en collaboration avec Scott Hyde), 1967. Exposé dans le cadre de Seule la Fête est Permanente - Works 1962-1984 à la galerie Peter Freeman, New York, en 2018.
Robert Filliou, Hand Show (en collaboration avec Scott Hyde), 1967. Exposé dans le cadre de Seule la Fête est Permanente - Works 1962-1984 à la galerie Peter Freeman, New York, en 2018.
Photo Nicholas Knight Studio/© Estate Robert Filliou/Courtesy Estate Robert Filliou & Peter Freeman, Inc.
Nam June Paik, Olympe de Gouges, 1989, 12 postes de TV en bois, 12 moniteurs couleur, lecteur de vidéodisque, tulle, fleurs en tissu.
Nam June Paik, Olympe de Gouges, 1989, 12 postes de TV en bois, 12 moniteurs couleur, lecteur de vidéodisque, tulle, fleurs en tissu.
Photo Jean-Pierre Dalbéra/© Nam June Paik Estate.
Olivier Fau, spécialiste en art contemporain chez Sotheby's.
Olivier Fau, spécialiste en art contemporain chez Sotheby's.
© Sotheby's/ArtDigital Studio.

Article issu de l'édition N°1769