Parce que Venise est belle, parce que Venise est fragile, parce qu’elle est menacée, le monde entier s’y presse... au risque de précipiter son engloutissement annoncé. Le 8 juillet, un paquebot de croisière a de justesse évité la collision avec d’autres navires. Un argument de plus pour l’association Europa Nostra qui, trois jours plus tôt, sommait le comité du patrimoine mondial de l’Unesco réuni à Bakou d’inscrire la cité des Doges sur la liste des sites en péril. Au même titre que la vallée de Bamiyan en Afghanistan, dont les statues bouddhiques furent détruites par les Talibans, ou Tombouctou, dont les mausolées furent vandalisés par le groupe islamiste Ansar Dine. Les barbares portent généralement le fusil d’assaut, mais un touriste en claquettes, armé des meilleures intentions, porte aussi une capacité de destruction.
Loin de nous le rêve élitaire de cités réservées aux happy few, de musées ouverts aux seuls passionnés patentés, d’églises italiennes plus souvent fermées qu’ouvertes. Loin de nous aussi l’idée de tuer la poule aux œufs d’or. Le tourisme représente 10,4 % du PIB mondial, selon l’Organisation mondiale du tourisme, et sa chute aux lendemains des attentats de 2015 avait plombé l’économie française. Lorsque les Philippines ont interdit l’île de Boracay au tourisme durant six mois en 2018, plus de 35 000 personnes se sont retrouvées au chômage. Le défi serait plutôt de le raisonner. Le maire de Venise dit avoir tout essayé pour réguler les flux : portiques testés en mai 2018 – mais on n’en a pas vu trace cette année –, taxe pour les visiteurs qui entrera en vigueur en septembre…
Rationner, légiférer, c’est bien, mais ce n'est pas suffisant. Les pouvoirs publics doivent donner aux estivants, croisiéristes et tour-opérateurs l’envie d’aller caboter ailleurs. D’après l’OMT, 95 % des voyageurs dans le monde se rendent aux mêmes endroits... sur à peine 5 % de la planète. En Île-de-France, le gros des troupes – 8 millions de touristes – converge à Versailles. Le site est, il est vrai, incomparable. Mais, à une heure du château de Marie-Antoinette se trouve celui de Nicolas Fouquet, Vaux-le-Vicomte, dont la splendeur avait offusqué Louis XIV. L’édifice a connu un pic de fréquentation en 2018 – 317 000 visiteurs – mais on peut s’y promener encore sans stress. La galerie des Offices, à Florence, est bien sûr un must. À 100 kilomètres de là toutefois, dans le village de Monterchi, il est un tableau à couper le souffle, la Madonna del Parto, cette Vierge Marie parturiente à la moue boudeuse de Piero della Francesca. Le temps de visite n’y est pas compté pour qui aimerait la détailler à loisir. De tels exemples pourraient s’égrener à l’infini. Comme tout le reste, le tourisme culturel doit se décliner au futur, c’est-à-dire intégrer la notion de durabilité. Pour faire durer le plaisir de la découverte… et éviter les collisions.