Cossards ? Frivoles ? Égoïstes ? Matérialistes ? Les générations Y et Z font l’objet de toutes les critiques. Pour peu qu’on les y encourage, les moins de 40 ans se révèlent pourtant généreux. Prenant exemple sur les institutions américaines qui ont lancé voilà une quinzaine d’années la formule des young patrons, les musées français s’emploient à les courtiser pour raviver leur image et créer de nouvelles vocations. Le Louvre a donné le « la » en 2006 avec son Cercle des Jeunes Mécènes, lequel a fusionné dix ans plus tard avec le Cercle des Mécènes, moyennant une adhésion annuelle de 2 000 euros pour les moins de 35 ans. En 2007, c’était au tour du Centre Pompidou de lancer le groupe Perspective, dont les cotisations varient de 250 à 600 euros, selon qu’on soit membre simple ou bienfaiteur. Le Collège des Bernardins a embrayé l’année suivante avec une cotisation annuelle de 500 à 1 000 euros, tandis que la Société des Amis du musée d’Orsay a créé une sous-branche pour les jeunes, le Club 1900.
Pour ces musées, l’équation est simple : plus on tombe tôt dans le chaudron de la philanthropie, plus grandes sont les chances de devenir, un jour, un donateur important. Ce que confirment Audrey Epeche, 38 ans, et Selvane Mohandas Dumenil, 40 ans, membres bienfaiteurs de Perspective depuis deux ans : « On ne peut pas encore donner un horizon, mais notre participation va forcément augmenter. » Le nombre de membres bienfaiteurs du groupe Perspective est passé de 35 à 46 en 2019. Au Louvre, 90 % des membres du cercle ont ainsi reconduit leur engagement en 2018.
Devoir militant
Comment les séduire ? Comment les retenir ? La défiscalisation de 66 % du montant du don pèse dans la balance. Et plus encore, le prestige d’un musée, les rencontres avec les conservateurs, les coupe-files pour les expositions très courues... Pour attirer ce sang neuf, les musées calent leur offre culturelle aux budgets et horaires de ces jeunes. « Il faut savoir qu'à Pompidou les voyages proposés aux Amis coûtent généralement autour de 5 000-6 000 euros sans les billets d’avion. Les hôtels sont souvent des cinq étoiles et aucun déjeuner n’est prévu en dehors d'un restaurant étoilé. Ce n'est pas vraiment notre état d’esprit, précise Marty de Montereau, membre de Perspective. Un cocktail au champagne en afterwork dans les collections est moins guindé que le dîner de gala, comme un talk avec Alicia Knock à la Colonie ou un dîner au Wonder. Les contreparties à DOC ! se traduisent par une soirée conviviale et une tombola généreusement dotée. » « On est devenu accro au programme extrêmement dense de Perspective, ajoutent Audrey Epeche et Selvane Mohandas Dumenil. Il se passe quelque chose presque chaque semaine ! »
La plupart des jeunes mécènes invoquent surtout des questions de civisme. L’argent facilement gagné et sitôt dépensé ne fait pas rêver. « Les signes extérieurs de richesse, le confort de vie excessif ne m’intéressent pas, confirme Ronan Grossiat, Ami depuis 4 ans de l’École des beaux-arts de Paris. Je voulais accompagner, tout en restant à ma place. » Comme pour leurs aînés, collectionner ne suffit pas. Romain Leclere n’a pas hésité à donner 1 000 euros à l’espace Tonus, qui en avait cruellement besoin pour boucler une exposition. Ce membre très actif des Amis du Palais de Tokyo et de plusieurs artist-run spaces goûte pourtant peu au qualificatif de mécène. Trop solennel, trop intimidant, trop excluant. « Cela induit un rapport de dépendance, de domination entre celui qui donne et celui qui bénéficie, confie-t-il. Dans mon cas, il me semble d’ailleurs démesuré eu égard à la modestie des montants versés. Je ne tiens pas à laisser spécialement une trace, je considère que c’est un devoir militant. »
Thibaut Poutrel le dit sans détours, il a toujours voulu aider dans des « proportions significatives » de ses revenus. « On ne peut pas tout le temps acheter de l'art sans penser à l'accessibilité publique des œuvres », insiste-t-il. En 2012, à 35 ans, il rejoint le Cercle international du Centre Pompidou. Depuis il fait partie de l’Adiaf (Association pour la diffusion internationale de l’art français), des grands donateurs de la Tate et des Amis du Palais de Tokyo. Thibaut Poutrel n’est pas le seul à soutenir simultanément plusieurs institutions. Membre depuis 11 ans de Perspective, Marty de Montereau est aussi actif aux Amis du Palais de Tokyo et aux amis de DOC !, ainsi qu’« appui inconditionnel » de l’association Jeune Création, pour laquelle il espère monter un groupe d’Amis.
Une présence volatile
À l’Adiaf, le basculement générationnel est aussi à l’ordre du jour. Depuis peu, les expositions « De leur temps » associent un collectionneur junior à un senior. « Les ainés sont plutôt dans le "club de copains", les cadets sont plus solitaires, estime Thibaut Poutrel. Concernant les goûts, je ne vois pas forcément de différence, mais il me semble que nous préférons mener nos projets perso. » Ainsi a-t-il créé son propre fonds de dotation en 2017, pour financer un projet majeur par an, comme le pavillon de Madagascar à la Biennale de Venise cette année. Ronan Grossiat soutient aussi plus individuellement les artistes. Il a ainsi épaulé cette année Mehdi-Georges Lahlou pour sa participation à la Biennale de La Havane et accompagnera Tarik Kiswanson pour sa prestation à la Biennale de Moscou en septembre prochain. « Notre génération fonctionne davantage sur projet, avec une échéance, précise le jeune homme. On est dans un engagement plus professionnel, plus contractualisé de manière claire. » Peut-être sont-ils un poil plus ouverts à certaines propositions. La conservatrice Alicia Knock, qui accompagne le groupe Perspective, constate que « ses membres suivent les recherches en profondeur ». Grâce au groupe, elle a pu acheter deux dessins de l’artiste sud-africain Ernest Mancoba, visibles dans l’exposition que lui consacre le Centre Pompidou en juin.
La fibre peut toutefois se révéler volatile, lorsque le mécène fonde une famille et se retrouve face à de nouveaux frais. Ces jeunes ne représentent d’ailleurs qu’une infime portion de la philanthropie française. L’apport du groupe Perspective s’était élevé à 48 000 euros sur les 1,5 million d’euros réunis en 2018 par les Amis du musée national d’Art moderne. Les 115 jeunes mécènes du Collège des Bernardins contribuent en moyenne à 150 000 euros par an, une paille au regard des 4,2 millions d’euros de mécénat levés chaque année par l’institution parisienne. Aussi, la plupart des institutions préfèrent-elles encore se concentrer sur la tranche plus captive des plus de 45 ans. « La majorité des visites que nous proposons ont lieu dans la journée, l’organisatrice est bénévole comme tous les membres du bureau, elle a ses propres contraintes. Or les jeunes de 35-45 ans se libèrent plutôt le soir, c’est une clientèle idéale pour le Palais de Tokyo », se justifie Marie-Christine Wolf, secrétaire générale de l’Ensba, qui pour l’heure n’a pas labouré le terrain des jeunes mécènes. Mais, admet-elle, des moyens humains et financiers supplémentaires aideraient à « faire plus et mieux encore ».