Jusqu’à dimanche, les visiteurs de Drawing Now peuvent s’arrêter sur le stand de la galerie Martel pour s’immerger dans l’univers sombre de l’Américaine Emil Ferris, lauréate du Fauve d’or au festival de la Bande Dessinée d’Angoulême. Parallèlement, Blutch est convoqué au musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg. À New York, c’est l’Américain Robert Crumb qui est exposé à la galerie Zwirner. « Il est incroyablement influent dans le monde de l’art, de nombreux artistes contemporains s’y réfèrent et collectionnent son travail », explique Robert Goff, directeur de la galerie. À voir la BD gagner ainsi les terres de l’art contemporain, on aurait tôt fait de conclure que les barrières sont tombées entre les deux univers. Mais la réalité est plus nuancée.
Dans le sillage du pionnier Christian Desbois, qui exposait dès les années 1980 Tardi, Bilal ou Mattotti à la faveur de la révolution plastique du 9e art, de nombreuses galeries spécialisées ont vu le jour : Maghen, Martel, Barbier & Mathon… Marc-Antoine Mathieu, père de Julius Corentin Acquefacques, a été sollicité par Huberty et Breyne où il a déployé son exposition « S.e.N.S. » de 2014 à 2016. «Accrocher uniquement des planches au mur ne m’intéresse guère. Mais mettre en scène la totalité de ce récit improvisé m’a permis d’expérimenter une nouvelle façon de raconter, rapporte l’artiste. Un livre expérimental met du temps à gagner un lectorat ; pour S.e.N.S., le fait que les dessins étaient visibles autrement a prolongé l'expérience en même temps qu'il élargissait le public ». Pour les 3 000 auteurs en exercice, passer la porte d’une galerie offre une solution pour pallier leur paupérisation. En 2014, 53 % d’entre eux gagnaient un revenu inférieur au SMIC et 36 % vivaient en-dessous du seuil de pauvreté (données : États généraux de la BD).
Décloisonnement
S’adresser à une galerie estampillée BD et illustration a pourtant ses limites. Si certains s’affichent à Art Paris ou Drawing Now depuis quelques années, gagner les foires n’est guère facile. « Le champ s’est ouvert car la BD a évolué. Mais nous refusons beaucoup de galeries car leur typologie même pose problème : ce sont souvent des collectionneurs qui réunissent des pièces éparses au lieu de mettre en avant l’univers d’un artiste », rapporte Christine Phal, fondatrice de Drawing Now. « Le travail que je présente dans ces galeries doit rester figuratif. Je sais que si je vais trop loin, il leur sera difficile de vendre. J’aimerais pouvoir proposer des projets différents dans une galerie généraliste », explique de son côté Nicolas de Crécy, créateur du Bibendum céleste.
Le hic ? Anne Barrault a bien ouvert ses portes à David B., Killoffer ou Jochen Gerner, Vallois à Winshluss, Kamel Mennour à Pierre La Police, mais ces cas sont bien isolés. « Si on continue à laisser ces artistes dans les galeries BD, ils ne resteront visibles que des habitués. Il leur faudrait des agents pour accéder à des galeries généralistes et sortir des cases dans lesquelles ils ont été rangés à tort. Ainsi de nouveaux artistes pourraient rentrer dans les galeries BD, renouvelant et diversifiant l’offre actuelle autant que le nombre des intervenants », glisse Lucas Hureau, responsable de MEL Publisher. Dans une logique de décloisonnement, ce label créé par Michel-Édouard Leclerc édite des estampes de créateurs venus de la BD et de l'art contemporain, mais, regrette un acteur du marché : « Certains artistes contemporains n’étaient pas si enthousiastes à l’idée d’être mélangés ». Du côté des collectionneurs, les réflexes peuvent également être tenaces. « À la Brafa, à Art Paris, à Drawing Now, je vends bien sur place pourtant cela n’a jamais amené un client à la galerie, rapporte Bernard Mahé. Peut-être les prix ne sont-ils pas assez chers ? Lorsque je proposais une planche de Jean-Claude Mézières (père de Valérian, ndlr) à 5 500 euros il y a quelques années, personne n’en voulait. Aujourd’hui, à 25 000 euros, j’ai trois acheteurs ! » Outre cette délicate question du prix, jongler entre un éditeur et une galerie est un exercice d’équilibriste. « Mon éditeur est furieux que je ne lui consacre pas tout mon temps », confie ainsi un auteur.
Les musées, quant à eux, ont bien compris leur intérêt à convier dans leurs expositions la BD, clé pour doper leur fréquentation. Mais c’est parfois pour réserver à ces artistes un traitement à part. Ainsi, lorsque le Centre Pompidou convie Spiegelman, Brétécher, Franquin ou récemment Riad Sattouf, c’est, dans les espaces et sous la férule de la Bibliothèque publique d’information, une façon de les confiner dans un genre littéraire. Même topo au Louvre, où Nicolas de Crécy, David Prudhomme ou Étienne Davodeau se voient relégués dans des espaces de second rang. Et lorsqu’il s’agit d’acheter des œuvres, les structures publiques sont quasiment aux abonnés absents (lire le Quotidien de l'Art du 24 janvier 2019). « C’est une belle hypocrisie. Ils auraient pu faire des affaires extraordinaires ! Beaucoup d’auteurs s’inquiètent aussi de la patrimonialisation de leur œuvre », rapporte François Schuiten, qui a choisi de faire plusieurs donations à la Fondation Roi Baudouin, à la BnF et au musée des Arts et Métiers. « Il y a une grande méconnaissance entre les milieux de la BD et de l’art contemporain, réduit d’un côté à un art populaire, considéré de l’autre comme snob », résume l’inclassable Nicolas de Crécy. Sortir des cases reste un art difficile.
À voir
Drawing Now Art Fair, jusqu'au 31 mars, Le Carreau du Temple (Paris 3e), drawingnowartfair.com