Des dizaines de silhouettes sombres se découpent sur des images colorées et mouvantes, projetées au sol, aux murs, au plafond. Beaucoup de visiteurs sont assis, voire allongés, certains déambulent tête en l’air. On se tient serré, la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés, on chuchote à l’oreille de son voisin. L’atmosphère est religieuse. Parfois des applaudissements fusent, expression d’une extase irrépressible. Une fois passé le sas du 38 rue Saint-Maur, ancienne fonderie aux proportions gigantesques nichée dans le XIe arrondissement de Paris, c’est la plongée psychédélique, le vertige, le méga-show. L’effet d’immersion hypnotique est saisissant. Les toiles de Van Gogh défilent tant à l’horizontale qu’à la verticale, si bien que le sol semble parfois se dérober sous nos pieds. Les zooms absorbent littéralement le spectateur dans la peinture, qui parfois se divise en split screens et acquiert ainsi une dynamique contradictoire avec le séquençage propre au médium. Là, c’est la peinture qui bouge devant le spectateur et non celui-ci qui évolue face à elle, papillonnant, oscillant, hésitant vers tel ou tel coin du tableau. L’image monumentale et le volume sonore qui l’accompagne écrasent le regardeur : sans distance ni recul, coincé dans une bulle géante, il est plutôt exhorté qu’invité à regarder.
Expérience collective
Énorme succès public et commercial : près d’un million de personnes ont visité l’Atelier des Lumières depuis son ouverture, le 13 avril 2018, avec l’exposition « Gustav Klimt ». Depuis le 22 février, c’est Van Gogh, artiste tout aussi bankable, qui occupe ses 3 300 m2, avec une entrée plein tarif à 14,50 euros. Sur l’affiche, le terme de « création » a été préféré à celui d’« exposition ». Pour Jérôme Glicenstein, professeur à Paris 8 et spécialiste des théories et pratiques de l’exposition, « il s’agit plus d’un spectacle multimédia que d’une exposition au sens strict. On ne choisit pas ce qu’on va voir. Et ce qu’on voit, c’est plutôt une animation à partir des œuvres, dont les images sont elles-mêmes manipulées. De fait, la relation aux œuvres est ambiguë ». Il ajoute : « Le spectateur perçoit plus une “impression” que la sensation réelle de l’œuvre ». Pourquoi alors un tel succès ? « L’effet d’environnement, la perte de repères et la sidération provoquent le même effet grisant que dans une discothèque ou un light show ». Mais Jérôme Glicenstein se refuse au mépris : « La réflexion est intéressante, il y a un travail d’interprétation, comme dans un livre de collages. Certes, c’est une forme de trahison de l’artiste, mais elle est assumée. Ce qui prévaut est l’expérience partagée ». Le chercheur associe ce type d’événement à l’histoire des expositions non-artistiques, des panoramas et carrousels du XIXe siècle aux spectacles « sons et lumières » sur les grands monuments, nés dans les années 1960, et jusqu’à la réalité virtuelle.
Aux Baux-de-Provence, les 7 000 m2 des Carrières de Lumières accueillent depuis 2012 ce type d’expositions, dans un cadre cette fois-ci naturel. Aux manettes, la même équipe qu’à l’Atelier des Lumières : l’opérateur Culturespaces, trois concepteurs — Gianfranco Iannuzzi, Renato Gatto et Massimiliano Siccardi –, et une technologie spécifique, AMIEX® (Art & Music Immersive Experience), qui coordonne à grande échelle des milliers d’images et de sons de haute qualité, utilisant des projecteurs laser surpuissants connectés par fibre optique à une batterie de serveurs graphiques. Bruno Monnier, directeur de Culturespaces, défend une démarche de démocratisation culturelle : « C’est un format qui s’adresse à tous les publics, notamment à la jeune génération : à l’Atelier des Lumières, 12 % de nos visiteurs ont moins de 25 ans. C’est aussi l’occasion de profiter dans un même lieu d’œuvres majeures de l’histoire de l’art, parfois trop fragiles pour être déplacées ». Qu’en est-il des droits de reproduction des œuvres projetées ? « Notre service iconographie travaille en collaboration avec chaque institution, les ayants droit éventuels ou des banques d’images auxquels nous reversons les droits prévus », affirme Bruno Monnier.
Liberté d’interpréter
Le phénomène est aujourd’hui mondial. Le Guggenheim Museum de Bilbao inaugurait en décembre dernier sa galerie ZERO, qui montre l’histoire du bâtiment et des œuvres de la collection dans une vision kaléidoscopique à 300°. Isabelle Cahn, conservatrice en cheffe au musée d’Orsay, a été commissaire en 2018 de l’exposition « Bonnard. The Never-Ending Summer » au National Art Center de Tokyo, où un dispositif immersif reproduisait des œuvres du peintre français. « Ça ne marchait pas très bien, c’était très kitsch, concède-t-elle. Cela reste expérimental ». Mais cette spécialiste de l’art post-impressionniste, qui se dit aussi fan de nouvelles technologies, défend ce mode de présentation des œuvres. En 2014, elle organisait à Orsay l’exposition « Van Gogh / Artaud » : dans une salle étaient projetées les toiles de l’artiste en super-zoom, grâce à l’aide technologique du Google Art Institute et de Sony, tandis que les poèmes d’Antonin Artaud lus par le comédien Alain Cuny en constituaient la bande sonore. Pour Isabelle Cahn, « on doit pouvoir avoir la liberté d’interpréter les œuvres. Les spectateurs savent faire la différence, à partir du moment où cela est clairement dit. Mais il faut trouver un juste équilibre entre pédagogie et divertissement. Les procédés immersifs, la 3D ou la réalité virtuelle peuvent réellement aider à mieux regarder les œuvres ». À l’Orangerie, « L’Obsession des Nymphéas » proposait cet hiver de plonger grâce à un casque de VR dans le processus créatif de Monet. À terme, laissera-t-on les tableaux dans les réserves et l’immersion sera-t-il le mode de contemplation esthétique du XXIe siècle ? « Il s’agit d’accompagner la relation à l’œuvre, pas de la remplacer », rassure, optimiste, Isabelle Cahn.
À voir
Van Gogh – « La Nuit étoilée » et « Japon rêvé, images du monde flottant », jusqu’au 31 décembre 2019, Atelier des Lumières, 38 rue Saint-Maur, Paris (11e), atelier-lumieres.com, et aux Carrières de Lumières, Les Baux-de-Provence (13), jusqu’au 5 janvier 2020, carrieres-lumieres.com