Le Quotidien de l'Art

Marché Acteurs de l'art

Géopolitiques de l’art

Géopolitiques de l’art
Couverture de l'Hebdo 1682 du 15 mars 2019
Séverin Millet

Il faut se méfier des lieux communs et de la géopolitique de comptoir. Diplômée de Sciences Po, la galeriste Nathalie Obadia le sait parfaitement. Son livre Géopolitique de l’art contemporain (éditions Le Cavalier Bleu) passe au crible les traditionnelles places de marché et les nouveaux eldorados supposés, en s’appuyant sur un prisme non pas économique, mais politique. Voir la main d’un État derrière des achats privés et des prix record, cela peut sembler tiré par les cheveux ; sauf que l’art est un marqueur de puissance et les collectionneurs prescripteurs sont aussi des ambassadeurs. Au terme des 190 pages très bien troussées, le constat de Nathalie Obadia est sans appel : rien ne rivalise, encore, avec l’hégémonie américaine. Le seul point d’ailleurs sur lequel s’accordent les rapports contradictoires pondus récemment par Art Basel-UBS et le Conseil des ventes.

C’est déprimant, rageant même, quand on voit de nouvelles revendications questionner légitimement la place des valeurs occidentales sur l’échiquier mondial. Mais c’est ainsi : ni l’Europe (exceptée l’Allemagne peut-être) ni les tigres asiatiques n’ont encore réussi à contrecarrer la force de frappe américaine. Pas même la Chine, qui avait bien tenté un putch en 2011 selon le rapport de TEFAF, mais se retrouve désormais rétrogradée à la troisième place d’après l’étude d’Art Basel. Le « made in China » n’a pas envahi galeries et musées. Trop protectionniste, trop corseté par la censure, l’Empire du milieu n’est pas une terre d’accueil des artistes du monde entier – contrairement à l’Amérique. Comme le rappelle notre consœur Georgina Adam (lire page 9 de l'Hebdo 1682) l’engouement pour l’art chinois a faibli et même en Chine, où les acheteurs chinois se convertissent à l’art occidental, qui lustre davantage leur image publique. Pour se faire un nom sur l’échiquier des grands collectionneurs, l’ancien chauffeur de taxi Liu Yiqian a acquis pour 45 millions de dollars un Thangka du Tibet. Mais c’est surtout l’achat en 2015 d’une toile de Modigliani pour 170 millions de dollars qui lui a valu une notoriété mondiale.

Tout est donc question de symbole. Nathalie Obadia cite ainsi l’un des plus gros acheteurs japonais, Yusaku Maezawa, lequel s’est fait connaître en médiatisant son achat d’une toile de l’Américain Jean-Michel Basquiat, pour 110 millions de dollars. Il n’est pas étonnant qu’il ait acquis Basquiat et non son compatriote Takashi Murakami ou le trublion chinois Ai Weiwei. « Les États-Unis voient ainsi le rayonnement de leur scène artistique validé par l’étranger et par le Japon, grande puissance vaincue en 1945 après Hiroshima », analyse l’auteure. Et ce billard est à plusieurs bandes. Le record pour Basquiat ne conforte pas seulement la suprématie américaine. Il renvoie l’image flatteuse d’un pays capable d’assimiler diversité et minorités. Basquiat n’incarne pas l’Amérique blanche mais noire, celle désormais valorisée sur le marché, dans les musées et à la Biennale de Venise. Les États-Unis savent bien que pour garder leur leadership culturel, pour continuer à faire fantasmer, malgré Trump, ils doivent se réinventer. Ou faire mine de le faire.


 

À lire aussi


Édition N°2881 / 02 septembre 2024

23

Les galeries participant à la nouvelle MIRA Art Fair

Par Jade Pillaudin



Ventes aux enchères 2023 : les signes d'un fléchissement
Article abonné

Article issu de l'édition N°1682