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Saison « Africa 2020 » : le grand challenge

Saison « Africa 2020 » : le grand challenge
Emmanuel Macron le 28 novembre 2017 devant les étudiants de l'université Joseph Ki-zerbo à l'université de Ouagadougou.
Jacques Witt/SIPA.

« Africa 2020 » : l’an prochain l’Afrique devrait officiellement prendre la parole en France pour partager sa culture, ses savoirs. En France, les « saisons », instrument diplomatique instauré en 1985, reflètent les orientations stratégiques de sa politique culturelle extérieure, son soft power. L’intérêt pour l’Afrique n’est pas une nouveauté : les saisons (3 à 6 mois) ou les années (6 à 12 mois) ont consacré la Tunisie (1994), l'Égypte (1997), le Maroc (1999), l'Algérie (2003), l'Afrique du Sud (2012) et un tandem Dakar-Paris en 2013. Après Israël en 2018, la Roumanie en 2019, ce sont les 54 nations reconnues du continent qui sont invitées à participer à cette saison africaine, de juin à décembre 2020. Conversation ou cacophonie, à quoi servira ce groupe de paroles ?

Annoncée lors de son discours de Ouagadougou en novembre 2017, confirmée le 3 juillet dernier lors d’un déplacement à Lagos, « Africa 2020 » serait un moyen, selon Emmanuel Macron, pour voir changer la perception de l’Afrique en France. La tâche n’est pas aisée. Dans la France de 2019, le continent reste cette masse obscure dont on parle pour les mauvaises nouvelles, au loin ou dans nos banlieues. Telle est la narration depuis la décolonisation. Veut-on vraiment en changer ? Que montre-t-on par exemple dans les manuels scolaires des artistes africains – Ousmane Sow, Fouad Bellamine, Amadou Kourouma ? Où peut-on apprendre que l’Afrique fournit des bataillons d’artistes, d’écrivains, de philosophes, qu'elle « n’a rien à rattraper », comme le dit l'économiste Felwine Sarr ?

La France n'est plus à la hauteur

Peut-être le président de la République aurait-il dû aborder le continent pays par pays, voire par groupe de pays selon un critère précis, plutôt que comme une masse que la majeure partie des Français ne saurait identifier précisément sur une carte. Et si l’intention est de reconstruire un dialogue sur des bases saines, peut être faut-il aussi s’intéresser à l’image de la France dans les pays africains. Une image passée : la France n’est plus désirable. Par son manque d’initiative, par la faiblesse des moyens mis en œuvre et les réflexes d’un temps révolu, la France n'est plus à la hauteur des exigences des artistes en matière d’échanges culturels d’égal à égal. Instagram, meilleur relais de l’explosion des artistes et créatifs du continent, montre des regards inter-africains où Dakar et Bamako se réfèrent à Abidjan, Abidjan à Lagos et Lagos à elle-même. Ces forces vives se nourrissent aussi de l'influence des États-Unis, seule nation hors Afrique qui fasse encore autorité aux yeux des nouveaux princes du continent. L’Hexagone n’est pas sur leur carte.

Pourquoi la France, liée par son histoire et forte d’un réseau d’Instituts français, est-elle en perte de vitesse dans son influence culturelle en Afrique, alors que tant d'Afro-descendants y vivent et en sont citoyens ? Les causes, selon Igo Diarra, directeur de la galerie Medina à Bamako et nouveau délégué général des Rencontres de Bamako : « Les budgets des centres culturels français se réduisent et l’Institut français a perdu son hégémonie, d’autres partenaires se présentent. Les partenariats Sud-Sud se multiplient, de Lubumbashi à Nairobi en passant par Douala, Addis-Abeba et Johannesburg. De plus, la barrière avec l’Afrique du Nord s’efface progressivement et la France se réduit parfois à un transit pour certains opérateurs culturels ayant fait leurs preuves par ailleurs et qui ne supportent plus la condescendance ». Une source tempère : « Les acteurs des Instituts français sont moins déconnectés des réalités africaines qu’auparavant. Les intervenants sont jeunes, expérimentés, ont travaillé dans le privé ou dans le milieu associatif et savent comment monter des expositions, chercher des fonds que l’État français ne veut plus fournir. Il ne s’agit plus de fonctionnaires se déplaçant sur l’échiquier de postes en postes. Les bilans sont positifs ».

« Décoloniser les rapports » et changer de logiciel, c’est ce que préconise Alban Corbier-Labasse, coordinateur d’Afrique en créations à l’Institut français. Presque 30 ans après la création de l'association, l’écosystème de la culture en Afrique a évolué, les artistes importants sont presque tous devenus opérateurs culturels dans leur pays, le marché de la culture s’est structuré. Il fallait donc revoir le positionnement de l’Institut français, en favorisant l’horizontalité des relations, en arrêtant les projets pensés depuis Paris et déployés selon la bonne volonté des partenaires locaux, en faisant entrer des partenaires privés.

Une cheffe d'orchestre idéale

Côté français, il semble qu’aucun budget n’ait été officiellement dévoilé à ce jour pour « Africa 2020 ». Il serait question de demander à des mécènes africains d’apporter leur contribution. Pourquoi vouloir donner voix à l’Afrique sans lui en donner les moyens ? Le choix de la commissaire générale est le seul élément fédérateur. Francophone proche des milieux anglophones, éditrice, commissaire d’exposition, architecte de formation, femme, N’Goné Fall, 52 ans, est la cheffe d’orchestre idéale. Sénégalaise née à Dakar, élevée à Washington, parlant wolof et anglais, aussi menue qu’autoritaire, cette intellectuelle s’est imposée dans le monde de l’art depuis son passage à la tête de la très respectée Revue Noire, de 1994 à 2001. Avec les Camerounaises Koyo Kouoh et Christine Eyene, et la Nigériane Bisi Silva (décédée le 12 février, ndlr), N’Goné Fall est l'une des curatrices africaines stars. Pour elle, il ne s’agit pas tant de donner une nouvelle vision du continent, mais de montrer les dynamiques qui le traversent telles qu'elles sont réellement, et non pas tel qu’elles sont imaginées depuis un Occident euro-centré. C’est un grand défi, car la saison a lieu en France et les Français sont convaincus de savoir ce qu’est l’Afrique. 

« Il est important pour moi de m’appuyer sur des spécialistes africains pointus, avec une vision et des réseaux à l’échelle du continent, dit-elle. C’est un projet de co-construction. Le but est de faire entendre nos voix, nos opinions, nos positionnements par rapport à nos sociétés, et comment ils sont en résonance avec le reste du monde. » La commissaire générale a une vision panafricaine des sociétés africaines, et a voulu élargir à tous les champs, de la culture à la science. N'Goné Fall souhaite qu’un même projet soit porté par des protagonistes de deux pays africains différents, elle planifie sa programmation dans des institutions et lieux sur tout le territoire français et tient également à impliquer le public africain sur le continent. Cinq axes de réflexions ont été définis : oralité augmentée, économies et fabulation (redistribution des ressources, flux financiers, etc.), archivage d’histoires imaginaires, fiction et mouvements (non) autorisés et système de désobéissance.

Montrer en six mois à la France la vision africaine de l’Afrique est un grand défi, qui va engager la folle énergie africaine. Si la commissaire générale a les coudées franches, si les Africains participent, si les moyens sont mis, si le déclic s’opère… Renouer le dialogue avec l’Afrique, c’est ravir l’énorme gâteau que la Chine, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Turquie, la Russie et même l’Iran convoitent. D’une idée cosmétique en apparence, « Africa 2020 » pourrait s’avérer la planche de salut du quinquennat, l’exploit d’envergure dont pourrait s’auréoler Emmanuel Macron.

N’Goné Fall.
N’Goné Fall.
DR.
Felwine Sarr.
Felwine Sarr.
Photo Ipon Boness/SIPA.
Anna-Alix Koffi
Anna-Alix Koffi
DR

Article issu de l'édition N°1672