Penser une rétrospective Balthus et surtout trouver le ton juste n’est jamais chose aisée, et peut parfois tourner au ratage. « Cats and Girls - Paintings and Provocations » présentée au Metropolitan Museum of Art à New York en 2013-2014 en a fait la preuve. Après Lucian Freud et Matisse, la conservatrice Cécile Debray a réussi ce défi avec la même intelligence et la même sobriété aux Scuderie del Quirinale et à la Villa Médicis à Rome. À l’inverse de l’exposition du Metropolitan Museum of Art, elle ne s’est pas attachée à illustrer un postulat sur Balthus, mais au contraire, à mettre à plat son travail, « à poser la question de sa singularité, de sa cohérence, de la façon dont il s’articule, et d’essayer de donner des clés de lecture à partir de ses propres sources et de la manière dont l’artiste a justifié ses positions ». « J’ai essayé, nous a-t-elle confié, de comprendre la peinture, la peinture avec ses aspects formels et surtout comment les aspects stylistiques viennent à la rencontre de la représentation ».
Quinze ans après la mort de Balthus et la rétrospective de Jean Clair au Palazzo Grassi à Venise, où celui-ci avait donné, comme lors de la grande exposition « Balthus » de 1983-1984, un grand nombre d’indices sur l’iconographie et l’univers intellectuel de l’artiste, la démarche de Cécile Debray permet aux Scuderie del Quirinale une nouvelle mise en perspective du travail de l’artiste. C’est l’exposition que l’on attendait.
S’il manque La Leçon de guitare (collection particulière) ou Thérèse rêvant (New York, The Metropolitan Museum of Art) – on devine volontiers la difficulté de négocier les prêts –, les Scuderie del Quirinale présentent pour la première fois les deux versions de La Rue (collection particulière et MoMA, New York), nombre de copies des années 1920 d’après la Renaissance italienne, de natures mortes, de paysages, de portraits et surtout beaucoup de dessins et d’esquisses. Le découpage des salles permet en outre de mettre l’accent sur des aspects moins connus d’un peintre qu’il serait injuste de réduire à ses seules images de jeunes filles nubiles. Outre les rapprochements bien connus avec Giacometti, Cécile Debray insiste sur le rôle de figures comme Pierre Klossowski et André Derain. Si malheureusement le Portrait de Derain par Balthus, où apparaît une figure de jeune fille en fleur dévêtue dans une position ambiguë (New York, MoMA) n’a pas été prêté, deux tableaux de Derain sont présents au Quirinale à deux temps forts du parcours. Ils rendent compte de la façon dont Balthus s’est affirmé réaliste, en opposition avec l’académisme et le Surréalisme, grâce aux solutions plastiques et aux questionnements de Derain sur la modernité en peinture. Ainsi La Princesse Maria Volkonski à l’âge de douze ans de Balthus (Collection Setsuko Klossowska de Rola) répond à La Nièce du peintre de Derain (Paris, Musée de l’Orangerie) de façon troublante. De même, la parenté entre la Nature morte au lapin dépecé dont le sang vient de s’écouler dans un bol au premier plan, de Derain (Paris, Centre Pompidou), et la Nature morte de Balthus (Hartford, Wadsworth Atheneum Museum of Art) saute aux yeux. Le tableau de Hartford, avec ce marteau qui vient de briser une carafe, est sans doute celui qui contient le plus de violence dans l’œuvre de Balthus.
À la Villa Médicis, la commissaire a pris le parti de se focaliser sur les années romaines de Balthus, directeur de l’Académie de France de 1961 à 1977, période au cours de laquelle il ne réalisa qu’une dizaine de tableaux. L’exposition s’ouvre sur La Chambre turque, prêtée pour la première fois par le Centre Pompidou. Les trois premières salles sont majestueuses et le dialogue entre chaque toile et leurs dessins préparatoires est remarquable. Il est fort dommage que l’accrochage dans le grand escalier soit lui, loin de l’être. La présentation des dessins de part et d’autre de la rampe n’est pas heureuse. Il aurait été fort préférable d’exposer une œuvre majeure au sommet des marches et non une toile inachevée à laquelle Balthus n’a guère dû mettre la main, le mérite revenant sans doute à son épouse. Il aurait été bien utile d’attendre l’arrivée au palier supérieur pour traiter ce moment tardif où l’artiste perd peu à peu la maîtrise de son art. Cécile Debray parle très justement d’une « dissolution des formes, d’une dissolution de la vie, d’une dissolution des sens ». La façon dont Balthus s’est intéressé à la peinture chinoise, lui permet de « justifier une esthétique de la suggestion ».
À l’Académie de France à Rome, le public découvre aussi l’autre œuvre de Balthus au cours de ces années romaines : l’ameublement, l’aménagement et la restauration des grands décors Renaissance de la Villa Médicis, dont une grande partie de la restauration vient de s’achever, au terme de cinq années. Balthus mit à nu les murs, retrouva les fresques du XVIe siècle, conserva les soubassements peints en faux marbre. Il inventa un procédé unique pour les murs et les plafonds, en travaillant à partir du « jus » des parois, les recouvrant de couleur ocre, puis grattant de façon inégale en faisant apparaître les différentes strates afin de donner une impression d’altération et de vieillissement, le tout patiné avec de grands gestes circulaires à l’aide de fonds de bouteilles. Dans le catalogue, Cécile Debray parle d’« une aspiration profonde chez cet artiste, celle d’“habiter” l’espace en peintre, créer une fluidité entre l’espace physique et l’espace pictural, tous deux surfaces sensibles de l’imaginaire balthusien ». La chambre des « Imprese », le salon de musique et les appartements du cardinal sont ouverts librement pendant toute la durée de l’exposition.