En ces temps troublés, où le cœur n’est pas forcément à visiter des expositions, il en est une qui devrait réjouir les plus abattus : « I love John Giorno ». Vous connaissiez les romans d’amour ? Bienvenue dans l’exposition d’amour. Construite en huit chapitres, « I love John Giorno » est un cadeau que l’artiste suisse Ugo Rondinone offre à son compagnon, le poète américain John Giorno. Un présent qu’il donne aussi au public parisien auquel il livre l’étendue de ses archives, numérisées et reproduites pour l’occasion sur papier A4 mêlée à ses poèmes visuels. C’est aussi, incidemment, une leçon de vie, de « vie magnifique », pour reprendre la formule de Jean de Loisy paraphrasant René Crevel, de survie, aussi, d’un homme qui s’est frotté à de nombreux corps, butiné à tous les stupéfiants, mené sa petite révolution sans en faire un plat. Un artiste d’artiste, que certains viennent visiter en oracle, comme le rappellent les portraits de Verne Dawson ou Elizabeth Peyton.
Pour les plus paresseux, nul besoin de parcourir tout l’accrochage pour prendre la mesure d’un personnage simple et hors du commun à la fois, tour à tour l’amant et muse de Warhol, Robert Rauschenberg et Jasper Johns, immortalisé en 1963 dans le célèbre film Sleep, revisité en 1998 par Pierre Huyghe. Pour bien le cerner, il suffit de regarder Thanx 4 nothing, un film que Rondinone a réalisé à partir d’un poème autobiographique que Giorno a rédigé en 2006 pour son soixante-dixième anniversaire. À 78 ans passés, John Giorno reste une bête de scène, dont l’énergie le dispute à la sérénité. Tout est dit dans ce film-poème de ses amis, ses amours, ses emmerdes. Le tout avec juste ce qu’il faut d’ironie, l’air de pas y toucher : « De gros câlins aux amis qui m’ont trahi, chaque ami est devenu un ennemi, tôt ou tard, de profonds baisers à mes amours qui ont échoué, je suis ravi que vous soyez des aspirateurs avalant tout dans vos sacs dégoûtants, vous n’êtes rien d’autre que le reflet de mon âme ». Bouddhiste depuis les années 1970, comme le rappelle un ensemble d’œuvres tibétaines prêtées par le musée Guimet, Giorno n’en est pas moins lucide. Il le sait, c’est un privilégié, qui a pu mener sa barque sans se soucier d’argent, a survécu aux années sida et aux mauvais trips en y laissant quantité d’amis. « Life is a killer », écrit en lettre capitale ce dépressif joyeux, qui remercie « d’avoir comme une envie de suicide chaque jour de ma vie ».
La poésie, l’Italo-Américain s’y est attelé dès l’âge de 14 ans. La poésie moderniste alors en vogue, très peu pour lui. Il préfère biberonner aux écrits de Jack Kerouac avant de tomber en transe à la lecture du cri libertaire du Howl d’Allen Ginsberg. Giorno compose depuis 1962 ses poèmes à partir de phrases glanées dans les journaux qui, sorties de leur contexte, prennent un tour métaphorique, tragique, ou obscène. On pense y voir une influence de Dada ou Duchamp ? Méprise. Car John Giorno ne s’accroche pas aux fantômes. « J’ai étudié Dada et Duchamp à l’école, mais ce ne sont pas des influences, explique-t-il. Ce qui m’influençait, c’était des gens vivants, des gens de chair, plein d’énergie ». Des gens comme les artistes du pop art.
Sauf que Giorno est plus radical qu’eux, écrivant en 1964 ses premiers poèmes pornographiques. « Ils étaient tous gay, mais ils n’auraient jamais représenté un homosexuel dans leurs œuvres », raconte-t-il. Frère d’armes de la Beat Generation, qu’il considère rétrospectivement comme une impasse – « c’était des poètes lyriques, désuets » –, proche surtout de William Burroughs, Giorno braconne aussi du côté de Fluxus. Comme son ami le Français Bernard Heidsieck décédé l’an dernier, il arrache le poème à la page en se livrant à des performances. Le verbe se prolonge à partir de 1968 dans des sérigraphies de phrases simples mais efficaces. « Tous les poètes m’ont détesté quand j’ai fait des images alors que les artistes m’ont soutenu », remémore Giorno. La même année, c’est le coup de génie avec Dial-a-Poem, service téléphonique offrant des poèmes au bout du combiné. Succès immédiat : en une semaine, 15 000 personnes s’y connectent. Une expérience qui ne devait durer que six semaines s’étend sur sept mois. « Les gens appelaient à 9 heures, à peine ils avaient commencé le travail, ça chutait, puis ça reprenait vers 10 h 30 à la pause-café, remémore John Giorno. À 14 heures, ça reprenait encore, puis vers 20 heures et ensuite à 4 heures du matin. Cela accompagnait la vie des gens ». Dans notre monde de brutes, ce service poétique, que le Palais de Tokyo met à disposition des visiteurs, est à écouter sans modération [en appelant le 0800 106 106]. C’est aussi sans la moindre modération que l’artiste Verne Dawson regarde John Giorno. Depuis douze ans, il ne cesse de parfaire un portrait initié en 2003. « Il a été plus pâle, plus bronzé, plus jeune et plus vieux, sur fond de ciel bleu, contre un mur ocre, avec des plantes, sans les plantes, avec des plantes de nouveau, etc., raconte-t-il. Se pourrait-il qu’il soit achevé ? Non en aucun cas ».