« Nous avons voulu, explique la co-commissaire Isolde Pludermacher, aborder la prostitution à la fois comme un sujet de société, mais aussi comme sujet d’inspiration pour la littérature, l’opéra, le théâtre et les arts. Toute la difficulté était d’arriver à créer un parcours et un propos qui articule à la fois la question sociale de la prostitution, qui est absolument majeure, et les enjeux esthétiques liés au sujet ». La démarche, très narrative, permet d’informer le public sur un fait social dans toute son ampleur, en traitant des aspects aussi différents que le rôle des courtisanes dans les arts décoratifs, la reconstitution des gestuelles de séductions et de plaisirs dans les cabinets photographiques, ou encore le traitement des maladies à la prison Saint-Lazare. Surtout, l’exposition balaye les recherches des académistes, naturalistes, impressionnistes, fauves ou expressionnistes, dont les œuvres s’entremêlent et se répondent de façon assez étonnante. Les commissaires ont toutefois pris le parti de traiter la seule vision masculine de la prostitution, ce qui les prive des images de Suzanne Valadon entre autres, ou de la parole des femmes, ce qui aurait été possible notamment grâce à l’exploitation des registres de la police, dont ils se sont servis par ailleurs.
Six grands thèmes se succèdent : l’Ambiguïté ; les maisons closes ; une section sociologique autour d’interdire ou réglementer ; les « Grandes horizontales » ; Imaginaire et Prostitution ; et la prostitution comme moteur de la modernité artistique. Les salles du musée d’Orsay se prêtent tout à fait au sujet. Le rôle de Robert Carsen est central, le scénographe est en effet parvenu à épouser le sujet sans jamais aller trop loin, et à proposer un accrochage très serré, alternant des chefs-d’œuvre et des œuvres moins importantes – nécessaires ici car elles servent le propos –, ou encore un grand nombre de documents et d’objets. L’étroitesse des salles où le public afflue depuis un mois – c’est l’une des expositions les plus visitées de Paris – participe d’ailleurs de l’expérience de nombreuses œuvres au fort potentiel érotique. L’exposition aurait-elle pu être montrée avec une telle liberté ailleurs qu’à Paris ou à Amsterdam ? Il n’est pas certain que les musées américains puissent en effet exposer des photographies pornographiques, la Chaise de volupté ou le Chat à cinq queues.
Les trois salles de la section « Ambiguïté » sont les plus captivantes, puisqu’elles ouvrent mile questionnement sur la définition du sujet. Certes, toutes les femmes présentes ne pratiquaient peut-être pas – ou plus – le commerce de leurs charmes, mais cette vision un peu large est vite pardonnée. Rien n’est dit, tout est suggéré. Les mouvements de balanciers des corps ou l’observation minutieuse des codes répondent à la fois à une réalité, mais aussi et surtout au jeu des artistes qui peignaient l’entre-deux. Si les scènes d’attente du client dans les cafés sont bien connues, notamment L’Absinthe de Degas (Paris, musée d’Orsay) ou La Prune de Manet (Washington, National Gallery of Art), L’heure du gaz – ballet de corps qui apparaissaient au fur et à mesure que les réverbères parisiens s’allument –, très bien traité, surprend et pose la question du sujet même : de ces femmes, qui incarnent complètement la ville, et de cette dernière, qui devient la véritable héroïne. On se souvient des mots de Gustave Flaubert : « C’est là le beau, le moment suprême à Paris, et l’heure de 8 heures du soir me fait songer à l’antiquité. C’est là une vue qui console de bien des misères, et n’est-ce pas être bien organisé que de se réjouir d’une chose qui afflige les moralistes et les philanthropes ? ». Par ailleurs, le regard des artistes sur les femmes qui se livrent à la prostitution de manière occasionnelle démontre toutes les subtilités et la complexité d’une définition de ces pratiques. L’intérêt des artistes pour ces moments de basculement est souligné par les œuvres La Blanchisseuse (Sur les quais de Paris en automne) de Pascal Dagnan-Bouveret (collection particulière) ou La Demoiselle de magasin de James Tissot (Toronton, Art Gallery of Toronto).
Le point de vue de l’écrivain Chloé Delaume
Questions à Chloé Delaume, écrivain et performeuse, ancienne pensionnaire de l’Académie de France à Rome, dont le premier ouvrage, Les Mouflettes d’Atropos, est inspiré des deux années durant lesquelles elle a pratiqué la prostitution.
Carole Blumenfeld_Les commissaires de l’exposition « Splendeurs et misères. Images de la prostitution, 1850-1910 » ont-ils, selon vous, adopté le ton juste ?
Chloé Delaume_Le point fort de l’exposition, c’est d’avoir su montrer un maximum d’aspects, de formes. Du luxueux cabinet de cocotte où les demi-mondaines se pomponnaient, à l’effrayant cabinet de gynécologie où les filles de rue syphilitiques affluaient. Les différentes conditions de vie, les cafés et les maisons closes, les ruelles ; les choix qu’on devine, parfois aussi. Des morceaux de réel au milieu des images, c’est très intelligemment fait.
Quel regard portez-vous sur ces images mises en scène par des artistes masculins ?
On y retrouve les archétypes fantasme / répulsion face à la figure de la prostituée. C’est aussi le témoignage d’une époque, et une vision de la volupté. Leur regard me semble au final plutôt bienveillant, comme l’est généralement celui des hommes sur la question, mis à part l’affreux visage peint par Van Gogh dans lequel il y a quelque chose de brutal, comme si la misère lui avait sauté au visage.
Dans Les Mouflettes d’Atropos, l’héroïne cesse de se livrer à la prostitution lorsque son corps ne répond plus. Comment avez-vous justement ressenti le rapport des femmes à leur corps dans l’exposition ?
Leur corps est leur outil de travail, mais dans la réparation ou le repos, leurs gestes ne sont pas si spécifiques. Ce sont des gestes de coquettes, de lascives, d’abandonnées, ou d’épuisées. Ce qui m’a le plus marqué, c’est la gestion de l’attente. La lassitude qui pèse, la cambrure trop tendue, le léger appui d’une épaule. Un regard embué d’absinthe, des bottines un peu éculées, des cernes discrets.
Les questions d’interdiction ou d’encadrement de la prostitution au XIXe siècle sont abordées ici. Les documents permettent-ils justement de nourrir ces questionnements actuels ?
C’est une exposition qui n’a pas d’incidence sur le débat, je pense. Elle est ancrée dans le réel de cette période précise. Bien sûr, c’est un rappel des maisons closes, des prostituées fichées. Mais les conditions de travail des prostituées de rue, actuellement, sont toujours très proches de certaines toiles. Et le portrait de Madame de Loynes en col montant par Amaury-Duval est un peu similaire à Zahia posant en Marie-Antoinette pour Pierre et Gilles.