Philippe Régnier_L’exposition « Double Eye Poke » réunit quatre artistes américains. Quel est son thème ?
Béatrice Gross_Ce titre est librement emprunté à une œuvre de Bruce Nauman, Double Poke in the Eye, qui présente un néon, où deux visages se font face, dans une confrontation facétieuse qui littéralise avec malice une expression américaine, « Better than a poke in the eye » (qui pourrait se traduire par « un moindre mal » ou « finalement, ce n’est pas si mal »). L’idée principale a consisté à rassembler des artistes américains majeurs partageant une certaine ambiguïté de la perception, une ambivalence du regard, d’un regard incarné et troublé. Où il ne s’agit pas seulement d’une perception sensible, sensuelle, mais également cognitive, d’un regard que l’on porte sur le monde (et sur les œuvres), à l’échelle humaine, dans le temps et dans l’espace. Autrement dit, il s’agit de proposer un espace de confrontation qui est de l’ordre du défi, mais un défi que je voulais présenter à travers un éventail d’œuvres allant de choses relativement sereines et harmonieuses, comme chez Sol LeWitt, à des provocations visuelles plus marquées, de manière abstraite comme Dan Flavin, ou plus figurative, mettant vraiment en scène le corps comme matériau brut, avec Lynda Benglis et Bruce Nauman.
L’autre grand propos de l’exposition, c’est de mettre en lumière des attitudes artistiques plutôt que des courants ou mouvements distincts, et de montrer qu’il y a beaucoup plus de porosités et de dialogues qu’on ne le croit. C’est une façon de nous rappeler nous-mêmes à l’ordre en tant que spectateur, de rappeler que nous sommes toujours pris dans une situation de dialogue, entre énonciation artistique et réception critique, comme un redoublement, une mise en abyme, du « Double » du titre.
Dans cette exposition, le Sol LeWitt que vous présentez n’est pas celui très rigoureux, mais son corpus plus exubérant.
Exactement. Nous avons porté notre choix sur des œuvres qui penchent vraiment vers une géométrie de l’irrégularité, du chaos et du désordre. Nous présentons trois dessins muraux qui au premier abord semblent d’ailleurs élémentaires (les pièces les plus simples sont souvent les plus compliquées à mettre en place). Le concept de chacun des wall drawings a été interprété par des dessinateurs habilités par le LeWitt Studio. Et la main qui les produit…