Il n’y a jamais eu de pavillon palestinien à la biennale de Venise (Israël en dispose dans les Giardini depuis 1952). L’Italie ne reconnaît pas l’État de Palestine. Les propositions précédentes pour la création d’un pavillon palestinien, notamment celle de Francesco Bonami, directeur artistique de la 50e édition en 2002, ne se sont pas concrétisées. Et malgré plusieurs initiatives courageuses mettant en avant des artistes palestiniens, le monde de l’art soumet largement leurs voix et celles de leurs alliés à la censure et à la surveillance.
La biennale de Gaza, lancée pendant la biennale de Venise en novembre 2024, vise notamment à remédier à cette injustice et à ces manquements. Le projet, porté par Tasneem Shatat, artiste palestinienne basée à Khan Younis, à Gaza, a été conçu pour recentrer les récits palestiniens, par les artistes eux-mêmes. Il affirme que la guerre a non seulement détruit des vies, des foyers et des ateliers d’artistes à une échelle sans précédent, mais aussi réduit la capacité des artistes à raconter leurs histoires au monde. En avril 2024, l’UNESCO a confirmé la destruction d’au moins 43 sites du patrimoine culturel de Gaza. La galerie Eltiqa, le musée Mathaf al-Funduq, et l’espace d’art contemporain Shababeek ont été partiellement ou totalement détruits, plusieurs musées auraient été pillés. Les bombardements israéliens ont causé la mort de nombreux artistes. On pense évidemment à la photojournaliste Fatima Hassouna, qui devait assister au Festival de Cannes cette année, mais aussi au peintre Dorgham Qreiqea, à l’illustratrice Mahasen Al-Khatib, au photographe Majd Arandas, à la peintre Heba Zagout, et tant d’autres encore.
Guérilla artistique
Avec les artistes palestiniens Fidaa Ataya et Andreas Ibrahim, cofondateurs en 2021 de l’Al Risan Art Museum – un musée sans murs dont le nom vient d’une montagne proche de Ramallah, aujourd’hui occupée illégalement par des colons israéliens –, Tasneem Shatat a lancé fin 2024 une campagne de financement participatif à hauteur de 90 000 dollars pour soutenir le lancement de la biennale de Gaza. Plutôt que de construire un pavillon national regroupant œuvres et installations en un seul lieu, l’événement renverse les codes en amenant les artistes de Gaza au monde sous une forme itinérante et transnationale. À ce jour, la biennale compte 12 pavillons (jinnaah en arabe) dans le monde (au Canada, États-Unis, Allemagne, Grande-Bretagne, Afrique du Sud, Italie, Danemark, Turquie, Bosnie et Espagne), qui se mobilisent localement pour soutenir une vision, celle d’un mouvement mondial pour un public global, réunissant plus de 40 artistes, ainsi que des commissaires d’exposition et autres professionnels du monde de l’art.
Le pavillon britannique de la biennale de Gaza (Jinnaah UK) a lancé sa première action en décembre 2024, en projetant des œuvres d’artistes gazaouis sur les murs de la Tate Britain à Londres, pendant la cérémonie du Turner Prize. En janvier dernier, un rassemblement pacifique a eu lieu devant l’Institute of Contemporary Arts (ICA) pour dénoncer ses liens avec Bloomberg Philanthropies et d’autres mécènes accusés de soutenir l’occupation illégale en Palestine. Dans une démarche de « guérilla artistique » visant à dénoncer la complicité ou le silence des institutions culturelles britanniques face à la guerre à Gaza, la majorité des artistes présentés lors de l’exposition « New Contemporaries » de l’ICA avaient soutenu l’action.
Parler depuis la réalité de Gaza
Pendant cinq jours, du 28 mai au 1er juin derniers, la biennale de Gaza-Jinnaah UK a organisé sa première exposition à Ugly Duck, à Londres. Intitulée « Upon the Ruins of the World » (Sur les ruines du monde), elle a montré des œuvres de plus de 50 artistes gazaouis accompagnées d’un film, diffusé des conversations et ateliers avec des artistes en direct de Gaza, et soutenu une vente aux enchères. L’événement a ainsi marqué un tournant vers une approche institutionnelle et une évolution de la biennale comme espace continu d’engagement et de solidarité pour la cause palestinienne.
Diffusées sur écran par des projecteurs, les œuvres réunies pour la première fois ensemble ont témoigné d’une expression puissante, porteuse d’un désir de parler, d’être vus et entendus : une peinture de colombes colorées de Hamada Elkept, un portrait à plusieurs têtes d’Adam Mghari, une fresque de Fadel Tafesh, un reportage photographique de Jehad Jarbou, des dessins spectraux au stylo à bille de Suhail Salem... C’est d’abord l’absence physique des œuvres qui frappait : comme la population gazaouie, celles-ci restent assiégées dans la bande de Gaza. Une absence comblée par la technologie, qui facilite l’accès dématérialisé aux œuvres et favorise un lien direct entre visiteurs et artistes.
C’est ce qui différencie cette biennale de toute autre : un activisme artistique revendiqué, modelé comme une résistance face à l’effacement et au génocide. Lors d’un des ateliers, les participants pouvaient converser avec des artistes basés à Khan Younis, Deir al-Balah, et d’autres localités de la bande de Gaza. La connexion internet était parfois instable, mais elle fonctionnait, facilitée par une traductrice bénévole arabe-anglais : nous les voyions, ils et elles nous voyaient. « Nous parlons depuis la réalité de Gaza », a déclaré l’artiste Mohammed Mghari, qui compare son parcours et celui des artistes gazaouis au phénix invaincu. Il évoquait les matériaux désormais à sa disposition, comme le charbon naturel ou auto-inflammable, mais aussi les cendres trouvées sous les décombres croissants de Gaza. « Les cendres symbolisent notre colère », a-t-il ajouté, invitant les spectateurs à frotter un crayon sur une feuille de papier pour en récupérer la mine sur leurs doigts et dessiner ainsi, afin d’imiter la sensation du dessin à la cendre. L’artiste Rufaida Sahweel a raconté avoir été déplacée sept fois avec sa famille et perdu des centaines d’œuvres. Mohammad Alkurd a présenté ses nouvelles œuvres via Zoom, des toiles circulaires ou triangulaires exprimant la soif, la destruction, l’obscurité et la lutte chronique. Toutes et tous ont parlé de faim et d’espoir. « Nous créons de l’art pour vous envoyer un message : nous aimons la vie », a déclaré l’un d’eux.

© X / Sekolah Merdeka.

© X / Chris E.

© Hamada Elkept.

© Aya Jouha.

© Jehad Jarbou.

© Suhail Salem.

DR.

© Ugly Duck.

© X / Kaisa.

© X / Kaisa.

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