Le marché de l'art est morose. Comment se porte la galerie ?
Isabelle Alfonsi : Bien ! On a presque toujours été à contre-cycle. On a ouvert juste après la crise de 2008, quand on prédisait que le marché allait être terrible. Mais on a présenté des artistes qui ont beaucoup plu. D'abord à des collections publiques, dont les achats nous ont permis de vivre les premières années, comme beaucoup de jeunes galeries, dans une économie très faible, sans se payer. Aujourd'hui, on est quatre salariées, et un ou deux stagiaires. Cela s'est fait progressivement, avec une croissance faible mais qui s'est maintenue. Sauf au moment du Covid, là, ça a été la catastrophe. Les aides et le prêt de l'État – qu'on continue à rembourser – nous ont sauvées. On n'aurait pas pu garder une galerie comme celle-là dans un pays sans soutien ni institutions qui achètent des artistes exigeants. Ce n'est qu'au bout de sept ou huit ans qu'on a commencé à vendre à des collectionneurs et des fondations privées qui ont pris le relais, juste au moment où les collections publiques étaient moins présentes.
Vous avez débuté avec cinq artistes, pour en atteindre 15 aujourd'hui (duos compris). Comment se font les choix ?
Cécilia Becanovic : Au début, c'étaient des artistes de notre âge, qu'on avait chacune identifiés : Charlotte Moth, Ernesto Sartori… On voulait grandir ensemble, dans un esprit de proximité. C'était très spontané. Ensuite, notre goût commun s'est installé, et il y a eu des choix plus stratégiques, vers des artistes de différents horizons. C'était très joyeux de mélanger.
IA : Notre manière de faire est organique et va vers des pratiques qui sont de notre sensibilité commune, ou via des curateurs avec lesquels on a des liens forts, en restant dans des familles d'artistes. On se situe dans l'héritage d'une certaine génération de galeries comme gb agency (qui vient de fermer ses portes, ndlr), qui permettent aux artistes de travailler avec leur espace de façon inattendue, créative.
Mira Schor a 74 ans, Donna Gottschalk 75, Liz Magor 76, Laura Lamiel 81 : petit à petit vous avez mélangé les générations.
CB : On a rencontré Laura Lamiel en 2011 dans son atelier. C'était dingue, une sorte de Merzbau. Elle avait complètement foi en ce qu'elle faisait. C'est ce qui nous plaît, les artistes qui aiment à ce point leur travail. On voulait aussi, en tant que galerie féministe, aider des femmes qui soit sont dans une invisibilité forcée, soit aiment un certain retrait.
IA : Les côtoyer remet notre rapport à l'art en perspective. Mira Schor et Laura Lamiel, par exemple, dessinent tous les jours. Elles ont un rapport à l'art comme pratique et pas simplement carrière. On a toujours été plus enclines à aller vers des artistes « timides », pas solubles dans la mondanité de l'art, avec qui on parlait essentiellement de leur travail.
CB : Ce qui n'empêche pas certains, comme Mira Schor, d'être en prise avec l'actualité.
IA : Ou Ian Kiaer qui, pour moi, dans sa manière d'être contre des formes solides, durables, est un artiste très politique, car il dit quelque chose de la précarité. Mais nos artistes ne font pas des œuvres à thème ou à slogan. Quand Marie Voignier tourne dans le contexte des anciennes colonies, au Cameroun par exemple, la richesse de son travail est que c'est un langage à part entière à déchiffrer. On comprend ce que l'œuvre dit au-delà des mots : elle parle de ce qu'on vit politiquement, mais d'une autre façon que si on lisait le journal.
CB : C'est aussi toute la finesse de Lola Gonzàlez : elle fait une œuvre réparatrice par ses films, qui mettent en suspension les tensions, les problèmes communs. On veut sans cesse la ramener à des sujets politiques… Or c'est une chance que des artistes puissent filtrer ce qui nous arrive, et qu'on a besoin de digérer.
IA : Aucun n'est cantonné à une « question » en particulier. Pauline Boudry et Renate Lorenz, par exemple, s'inspirent de textes importants pour l'histoire des idées, mais ne les illustrent pas. Comme celui d'Édouard Glissant sur le droit à l'opacité. Cela va contre les injonctions à la transparence, dans ce moment politique où on est sommé de se positionner. La manipulation des questions politiques par les institutions ou les galeries est problématique : on veut vendre les artistes pour leur « identité » – queer, racisée, etc. C'est affreux, les artistes ne veulent pas de ça. Pourtant on peut – et c'est la difficulté de notre position – les défendre en parlant d'où ils viennent, ce qui dans leur culture les a amenés à ces formes, sans pour autant les réduire à ça. Les deux extrêmes sont ridicules : autant l'universel et le neutre, qui n'existent pas, que le fait de tout réduire à une situation ou une identification.
CB : Ce que Ian Kiaer défend laisse finalement plus de traces que ce qu'on appelle « œuvre » au sens oratoire. Ces artistes n'ont pas peur de la vulnérabilité. Ils et elles sont dans l'attention à ce qui arrive. Dès lors, tout ralentit. On se demande d'ailleurs comment faire ralentir les gens qui viennent voir nos expositions...
Comment repérez-vous les jeunes artistes ? Vous avez présenté par exemple en 2023 Armineh Negahdari, née à Téhéran en 1994.
IA : On va souvent dans les écoles d'art, mais on n'aime pas trop sauter sur les artistes qui passent leur diplôme. Il y a souvent un temps d'atelier nécessaire ensuite.
CB : Armineh Negahdari, qui a fait les Beaux-Arts de Clermont-Ferrand après ceux de Téhéran, est une exception. Elle a un trait d'une maturité incroyable parce qu'elle dessine depuis toute petite. Mais elle avait besoin de mettre de l'ordre, tout était à réfléchir, et on a fait ce chemin avec elle. On l'a fait entrer à la galerie par une voie plus dégagée, celle des expositions qu'on appelle « la chambre d'amis », qu'on organise quand on a un espace disponible. Les collectionneurs ont été immédiatement intéressés.
Vous tenez une place particulière de galerie de recherche, avec des textes que vous rédigez vous-mêmes. Comment avez-vous construit ce modèle ?
IA : On voulait que Marcelle Alix soit un lieu de discussion, d'écriture, de créativité. C'est aussi pour cela qu'on ne lui a pas donné nos noms, il fallait que ce soit autre chose. On a créé ce personnage, Marcelle Alix, comme une œuvre d'art dont nous sommes les autrices.
CB : On ne voulait pas se refuser ce qu'il y a de plus excitant dans notre travail. Au départ, j'avais peur du modèle de la galerie car j'étais curatrice indépendante et je voulais travailler sans définition préétablie. Isabelle (qui a été directrice de la galerie Michel Rein de 2004 à 2009, ndlr) avait elle aussi envie de quelque chose de différent. Pendant longtemps, je me suis dit : je suis une commissaire d'exposition dans une galerie qui a des ambitions – parfois je trouve qu'elle a des allures de centre d'art !
Comment naviguer entre le caractère commercial de la galerie et l'exigence intellectuelle ?
CB : Ça a été compliqué. Quand j'ai annoncé que je lançais la galerie avec Isabelle, les invitations à des projets curatoriaux ont cessé immédiatement. Or à mon sens, l'hybridation nous donne une force de résistance et d'indépendance.
IA : Je trouve que c'est plus ouvert aujourd'hui. Pour nous, la galerie est un vrai lieu d'émancipation, une communauté. Vu l'état actuel des institutions – la pression que subissent les directrices et directeurs de la part des potentats locaux, leur économie précaire –, je continue à penser que malgré les difficultés, c'est dans les galeries qu'on a le plus de liberté. Personne ne peut nous dire : montrez ceci, ne faites pas cela...
Le contexte géopolitique actuel a un fort impact sur le ralentissement du marché. Qu'en est-il pour la galerie ?
IA : Au printemps une vente importante était sur la bonne voie, et à cause des élections législatives et de la façon dont le spectre politique français s'est tendu, les acheteurs ont renoncé. Récemment, comme c'est le cas pour beaucoup de galeristes, il y a parfois avec les collectionneurs des confrontations fortes sur des sujets tant nationaux qu'internationaux. On doit trouver un terrain d'entente sur l'art sans se dédire de ce qu'on pense.
CB : Curieusement, il y a moins de débats au sujet des œuvres elles-mêmes… Les liens durables avec les collectionneurs sont compliqués, à l'heure où les rapports entre les êtres se délitent. Et c'est frustrant d'être dans une relation qui n'est parfois qu'un one shot.
Vous continuez cependant à participer à des foires, notamment Art Basel Paris cette année.
IA : On participe forcément à Art Basel Paris, car c'est la foire de notre ville, et on cherche à entrer à Art Basel à Bâle, pour y trouver des clients qui ne viennent pas à Paris. On a arrêté les autres tentatives en Europe – Madrid, Turin – et New York. Quand on a débuté dans les années 2010, on nous disait qu'il fallait tout de suite participer aux foires, insister. C'était épuisant pour notre petite équipe et pas rentable dans notre micro-économie. Aujourd'hui, les jeunes galeries s'interrogent plus à ce sujet.
Vous êtes-vous posé la question de déménager ?
IA : On se la pose !
CB : On vient de faire d'importants travaux, et on a une vraie vie de quartier… Et puis les gens sont plus mobiles qu'avant. Si on déménage, cela nous poussera plus loin dans notre réflexion. Pour l'instant, on a encore envie de vivre cette situation qui nous plaît.
Donc pas de lassitude ?
CB : S'il y a bien une chose dont je ne me lasserai jamais, c'est accrocher des œuvres dans cet espace. Isabelle et moi avons compris notre rôle : faire du lien entre les artistes, les œuvres et le monde.