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Donna Gottschalk photographe : l'instant affectif

Donna Gottschalk photographe : l'instant affectif


Courtesy galerie Marcelle Alix.

Très peu montrées, les photographies de l'Américaine Donna Gottschalk, 75 ans, se dévoilent peu à peu. Tandis qu'une exposition au BAL, à Paris, est prévue en 2025, on s'est rendu chez elle, dans le Vermont, pour suivre à ses côtés le travail fervent que lui consacre la chercheuse Hélène Giannecchini. Récit.

Victory, Vermont, 70 habitants, et presque autant de bannières étoilées. C'est le printemps, mais il fait encore froid dans ce hameau situé à une soixantaine de kilomètres de la frontière canadienne. Dans un vallon forestier se dresse une maison isolée, bordée d'une rivière sortie de son lit. Des enclos pour animaux parsèment le terrain accidenté de l'ancienne ferme, mais les bêtes ont disparu. Du porche surgit une frêle femme blonde, suivie de quatre chiens piaffant, de toutes tailles et races. Les grands yeux gris bleu de Donna Gottschalk nous mangent du regard. Elle offre un café et rapidement Hélène Giannecchini et Evie K. Horton, ses invitées, se mettent au travail.

Plus exactement, c'est Hélène Giannecchini qui s'est invitée dans la vie de Donna Gottschalk, 75 ans aujourd'hui. « Un coup de foudre artistique et amical », résume l'écrivaine et historienne de l'art. Autrice en 2014 d'Une image peut-être vraie, sur la photographe Alix Cléo Roubaud (1952-1983), elle publie en septembre prochain Un désir démesuré d'amitié (Seuil), dont un chapitre est consacré à la photographe américaine. Hélène Giannecchini rencontre son travail en 2022, au fil de recherches sur la représentation de la vie quotidienne des personnes queers. Depuis New York où elle est en résidence, elle suit les conseils d'Isabelle Alfonsi, codirectrice de la galerie Marcelle Alix à Paris, qui a découvert en 2018 les photos de Donna Gottschalk dans sa toute première exposition, au Leslie-Lohman Museum of Gay and Lesbian Art. Elle prend un bus et parcourt 550 kilomètres vers le nord, et le fin fond du Vermont. Chez la photographe, elle découvre d'anciens tirages, qui seront exposés à la galerie Marcelle Alix un an plus tard.

Avec l'aide du CNAP et du Lewis Baltz Research Fund, la chercheuse entreprend alors un travail monumental, porté par une profonde sororité intergénérationnelle : faire connaître ces photographies aux institutions pour qu'elles les acquièrent (comme récemment l'International Center of Photography de New York) ou les exposent. Et plus prosaïquement améliorer le quotidien de Donna Gottschalk, dans un pays sans filet de sécurité pour les plus précaires. En ligne de mire, une rétrospective au BAL, à Paris, en 2025, accompagnée d'un catalogue. Hélène Giannecchini exhume des tirages vintage, récupère des centaines de négatifs dans des malles. Plus de la moitié d'entre eux n'ont jamais été tirés. Elle les confie aux tireurs parisiens Guillaume Geneste et à sa fille Chloé, qui accomplissent « un travail généreux et précis ». Elle soupire : « J'aurais aimé faire ça il y a dix ans... »

Les marges, habitat naturel

Beaucoup connaissent le visage de Donna Gottschalk sans le savoir. C'est elle qu'on voit, à 21 ans, dans une photo iconique datée de 1970 et signée Diana Davies. Campée devant Cooper Union à New York, où elle étudie alors la peinture, elle brandit un panneau, menton fièrement levé : « I am your worst fear. I am your best fantasy. » (Je suis ta pire peur. Je suis ton meilleur fantasme.) La manifestation gigantesque est célébrée comme la première Pride March, un an après le soulèvement du Stonewall Inn, bar gay et lesbien visé par un violent raid de police. On retrouve la figure poupine aux boucles claires dans ses autoportraits : allongée sur un lit dans un chalet, entourée de ses amies, souvent pensive au milieu de l'allégresse. 

À Cooper Union, un ami lui prête un appareil photo. Elle découvre Diane Arbus au MoMA. « J'ai su que c'était ce que je voulais faire. Des images des gens aux marges de la société, mon habitat naturel, ironise-t-elle. J'ai commencé à faire des portraits de mes proches, celles et ceux que je ne voulais pas oublier. » Au même moment, elle reçoit les insultes homophobes des enseignants et des étudiants. Elle quitte l'école. La violence est partout : « Stonewall ne fut qu'un incident parmi d'autres, ça arrivait tout le temps », confie-t-elle. Mais dans ses photographies de l'époque, la brutalité du quotidien reste hors champ. Ses portraits sont d'une intense douceur. La plupart ont été captés dans des intérieurs. La raison est aussi simple que terrifiante : « C'était dangereux dehors pour les queers. » Elle ajoute : « Je cherchais l'intime, les moments tendres qui montrent l'humanité. Tandis qu'en dehors on nous traitait comme des ordures. »

« Tout était un défi », se remémore sourire en coin celle qui fut tour à tour serveuse, modèle nue, chauffeuse de taxi à San Francisco, cochère de calèche à Central Park… Encore enfant, elle joua ingénument les intermédiaires pour la mafia locale, dans le quartier pauvre d'Alphabet City, à Manhattan. « J'ai grandi en regardant par-dessus mon épaule, raconte-t-elle. Dans mon quartier, si à 20 ans on n'avait pas subi d'agression ou de viol, on avait de la chance. » Comment arriver alors à la photographie ? « On n'attendait pas grand-chose de moi, ce qui m'a donné la liberté de créer : je n'avais personne d'autre à contenter que moi-même. » C'est là, dans un appartement de la 9e Rue et dans le salon de beauté de sa mère, Avenue C, qu'elle réalise ses premières photographies, à 20 ans à peine. Dans son viseur, les clientes de sa mère, ses amis et sa famille, notamment ses sœurs Mary, Myla et son frère Vinnie. 

Pour la tendresse

Assise sur une chaise haute de réalisatrice, Donna Gottschalk pointe du doigt un visage. « C'est Marlene sortant de la salle de bains. » « Ici c'est Myla, chez moi. » Pour chaque photo, elle donne la date et le lieu précis. Il y en a des dizaines, patiemment rangées dans des classeurs par Hélène et Evie. Pendant sept jours, huit heures par jour, les trois femmes remontent par l'image le fil de la vie de Donna Gottschalk. La photographe a gardé une mémoire intacte des scènes qu'elle a capturées. Elle donne des titres aux images, fixant des instants, des lieux, des caractères, des sensations : Baby Dykes (Bébés gouines, la montrant avec des amies sur un balcon) ; Joan Biren my lover, E. 9th St., NYCMarlene Elling my best friend Kidding Around (Rigoler). Les noms défilent : Chris, Sue, Helaine, Binky, Sally... Elle attrape une photo de sa sœur Myla, adolescente trans de 16 ans : « Elle était si gracieuse. Elle ne nous a pas dit tout ce qu'elle a enduré. » Cadrée serrée, Myla est entourée de plantes dans un intérieur rococo. Une composition serpentine dont la poésie brumeuse évoque la photographie préraphaélite. Myla est morte au début des années 2000, assassinée.

Le temps presse, il faut choisir quels négatifs seront tirés pour l'exposition. Les vies à dérouler sont nombreuses, les souvenirs encore vifs, aussi bien heureux que douloureux. Comment choisir ? Certains sont éliminés pour des raisons techniques, mais selon la photographe, l'image doit avant tout « dire quelque chose de la personne ». Elle n'a pas de tabou, elle veut bien tout montrer : les amies nues dans la baignoire, les proches morts dans la fleur de l'âge (comme son autre sœur Mary, à 40 ans), les amours anciennes – celles dont elle a souffert ou qu'elle a fait souffrir. Et en filigrane, la violence des hommes, les abus sexuels, la lesbophobie, la pauvreté, le sida, les couples qui se sont faits et défaits. Elle se remémore les accidents de la vie – « Celle-ci a été enceinte à 16 ans. » – et aussi la joie des communautés qui s'organisèrent autour des collectifs gays et lesbiens des années 1960-1970, à New York et en Californie – « plus libre, plus sûre » – où elle part vivre de 1972 à 1976 : le Gay Liberation Front, les Radicalesbians, les Lavender Menace... La plupart du temps, les visages fixent l'objectif : « Je préfère le contact visuel car cela veut dire que la personne est d'accord pour que je la photographie, qu'elle me fait confiance. » Les amis de passage dans l'appartement partagé forment de saisissantes images de groupes en grappes enlacées, les regards sont souriants, la chaleur palpable.

Puis la communauté va se déliter. Avec son associé (et mari) Tony, Donna Gottschalk tient un labo photo à Ridgefield, Connecticut, à partir de 1981. Elle ne touchera quasiment plus un appareil. « Je n'avais plus le temps, balaye-t-elle. Et puis on s'est tous dispersés. Je n'avais plus personne à photographier. » Au début des années 2000, Donna et Tony s'installent dans le Vermont, élèvent des animaux « pour la tendresse » : chevaux, moutons, poules... Aujourd'hui restent seulement les chiens. Tony, « lui aussi blessé par la vie », est décédé en 2023. Jusqu'à l'an passé, Donna Gottschalk travaillait deux jours par semaine comme aide-soignante, visitant des personnes à peine plus âgées qu'elle dans les montagnes environnantes au volant de sa voiture. Si elle retrouvait un appareil en bon état, qu'aurait-elle envie de photographier ?, demande-t-on avant de les quitter, elle et sa colocataire Lorie, qui est comme une autre sœur. « Je reste libre. Je photographierais mes voisins, mes amis. » Le cercle proche, toujours.

Donna Gottschalk, Myla in Mary's dress, San Francisco, vers 1973.
Donna Gottschalk, Myla in Mary's dress, San Francisco, vers 1973.
Courtesy galerie Marcelle Alix.
Donna Gottschalk, Baby Dykes, 9th Street, New York, 1969.
Donna Gottschalk, Baby Dykes, 9th Street, New York, 1969.
Courtesy galerie Marcelle Alix.
Donna Gottschalk, Self-portrait, New York, vers 1979.
Donna Gottschalk, Self-portrait, New York, vers 1979.
Courtesy galerie Marcelle Alix.
Donna Gottschalk et Hélène Giannecchini au travail, Victory, Vermont, avril 2024.
Donna Gottschalk et Hélène Giannecchini au travail, Victory, Vermont, avril 2024.
Photo : Magali Lesauvage.
Donna Gottschalk et Hélène Giannecchini au travail, Victory, Vermont, avril 2024.
Donna Gottschalk et Hélène Giannecchini au travail, Victory, Vermont, avril 2024.
Photo : Magali Lesauvage.
Donna Gottschalk, Victory, Vermont, avril 2024.
Donna Gottschalk, Victory, Vermont, avril 2024.
Photo : Magali Lesauvage.
Donna Gottschalk, Victory, Vermont, avril 2024.
Donna Gottschalk, Victory, Vermont, avril 2024.
Photo : Magali Lesauvage.
Chez Donna Gottschalk, Victory, Vermont, avril 2024.
Chez Donna Gottschalk, Victory, Vermont, avril 2024.
Photo : Magali Lesauvage.
Donna Gottschalk, Victory, Vermont, avril 2024.
Donna Gottschalk, Victory, Vermont, avril 2024.
Photo : Magali Lesauvage.
Victory, Vermont, avril 2024.
Victory, Vermont, avril 2024.
Photo : Magali Lesauvage.
L’exposition de Donna Gottschalt à la galerie Marcelle Alix « Ce qui fait une vie » en 2023.
L’exposition de Donna Gottschalt à la galerie Marcelle Alix « Ce qui fait une vie » en 2023.
Courtesy galerie Marcelle Alix.
L’exposition de Donna Gottschalt à la galerie Marcelle Alix « Ce qui fait une vie » en 2023.
L’exposition de Donna Gottschalt à la galerie Marcelle Alix « Ce qui fait une vie » en 2023.
Courtesy galerie Marcelle Alix.
L’exposition de Donna Gottschalt à la galerie Marcelle Alix « Ce qui fait une vie » en 2023.
L’exposition de Donna Gottschalt à la galerie Marcelle Alix « Ce qui fait une vie » en 2023.
Courtesy galerie Marcelle Alix.
L’exposition de Donna Gottschalt à la galerie Marcelle Alix « Ce qui fait une vie » en 2023.
L’exposition de Donna Gottschalt à la galerie Marcelle Alix « Ce qui fait une vie » en 2023.
Courtesy galerie Marcelle Alix.
Donna Gottschalk, Sleepers, Revolutionary Women's Conference, Limerick, Pennsylvania, 1970, tirage gélatino-argentique, 31 x 40,6 cm, 58 x 73 cm.
Donna Gottschalk, Sleepers, Revolutionary Women's Conference, Limerick, Pennsylvania, 1970, tirage gélatino-argentique, 31 x 40,6 cm, 58 x 73 cm.
Courtesy galerie Marcelle Alix.
Donna Gottschalk, Joan Biren, my lover, E. 9th St., NYC, 1970, tirage gélatino-argentique, 21,5 x 33 cm, 27,7 x 35,5cm.
Donna Gottschalk, Joan Biren, my lover, E. 9th St., NYC, 1970, tirage gélatino-argentique, 21,5 x 33 cm, 27,7 x 35,5cm.
Courtesy galerie Marcelle Alix.
Donna GottschalkJoan Biren, my lover, E. 9th St., NYC, 1970, tirage gélatino-argentique, 10,5 x 16,6 cm, 10,8 x 17,2 cm.
Donna GottschalkJoan Biren, my lover, E. 9th St., NYC, 1970, tirage gélatino-argentique, 10,5 x 16,6 cm, 10,8 x 17,2 cm.
Courtesy galerie Marcelle Alix.
Donna Gottschalk, Marlene Elling, my best friend, Eugene, Oregon, 1974, tirage gélatino-argentique, 21,2 x 32,1 cm, 27,7 x 35,5 cm.
Donna Gottschalk, Marlene Elling, my best friend, Eugene, Oregon, 1974, tirage gélatino-argentique, 21,2 x 32,1 cm, 27,7 x 35,5 cm.
Courtesy galerie Marcelle Alix.

Article issu de l'édition N°2875