Dans son livre Phénoménologie queer, Sara Ahmed propose une réflexion approfondie sur la table. Elle y explore les tables d'écriture pour en arriver à la table de cuisine et à la manière dont celle-ci soutient la réunion de famille. Par un mouvement oblique, la philosophe détourne l'attention de l’objet pour activer son arrière-plan socio-historique. Elle s’attarde ainsi sur le travail des écrivaines queers et féministes qui mettent en lumière les supports sur et depuis lesquels elles travaillent, sans en nier la matérialité. Dans l'espace domestique, les femmes ne peuvent parfois écrire qu'entre deux couches à changer ou deux plats à cuisiner. Prises dans ces activités, elles écrivent aussi dessus. Leur écriture est aphoristique, parcellaire ou faite de petites notes. C’est la particularité de la table de cuisine par rapport au bureau du philosophe : un espace depuis lequel on pense sans se séparer du monde.
En mai dernier, Sara Ahmed était invitée au KunstenFestivalDesArts, festival pluridisciplinaire à Bruxelles, dans le cadre du programme Free School, qui avait pour thème « l’école de la convivialité ». La table de cuisine, et avec elle, les notions d’hospitalité et de convivialité étaient mises au travail. Souvent invisibilisé, très genré et lié à des pratiques mineures, l’espace de cuisine est aussi un espace de savoir, historiquement considéré en opposition aux espaces de savoirs « légitimes ». Le mettre au centre permet de le questionner, de le revaloriser sans le romantiser.
Espace normatif
Félixe Kazi-Tani mène un travail de recherche au long cours (présenté à la galerie Marcelle Alix, à Paris, en avril 2024) sur les cultures de la table moderne de tradition européenne, de la fin du XVIIIe siècle à aujourd’hui. La cuisine restant une pratique bien documentée, y compris lorsqu'elle est pratiquée dans les marges. Par extraction, accumulation, montage, assemblage ou recomposition, Félixe Kazi-Tani se positionne en iconographe pour chercher des indices et révéler les sous-textes de ce que produisent les documents, comme nouvelles narrations. Alors que la littérature culinaire déploie des outils de normativité de genre, de classe ou de race, avec l’injonction d’associer la cuisine au soin domestique, la communauté queer impulse une dynamique différente, avec la volonté de se réapproprier la table en la sortant de son schéma bourgeois.
Par l'observation des livres de cuisine queer des années 1960-1970, Félixe Kazi-Tani a constaté que les titres des recettes nomment les personnes qui les…