« Indomptable, ingénieuse, subversive et attentive », l’artiste Jacqueline de Jong est morte le 29 juin 2024 à Amsterdam. Ces quelques adjectifs, choisis par ses proches pour annoncer la triste nouvelle de cette disparition, cernent avec tendresse la personnalité de la peintre, graveuse et éditrice néerlandaise, née en 1939 dans l'est des Pays-Bas. Jacqueline de Jong laisse en héritage une œuvre puissante, aventureuse, protéiforme et difficilement classable. Il suffisait de la voir jovialement déambuler, en mai dernier encore, dans les espaces de la galerie parisienne Lelong & Co à l’occasion d’une exposition de ses estampes, pour mesurer tout ce que sa présence avait d’électrifiant. Baskets aux pieds, souvent parée de ses célèbres bijoux réalisés à partir de pommes de terre desséchées prélevées dans son potager du Bourbonnais, Jacqueline de Jong ne se privait d’aucune occasion de rire aux éclats entre deux observations tranchantes. Redoutable, impertinente, profondément libre, elle était nommée en 2023 au grade de Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres par la France où sa trajectoire l’avait menée, à l’occasion d’une cérémonie qu’elle choisissait de prendre joyeusement au sérieux. Peut-être est-ce d’ailleurs accompagné de ce jeu permanent des contraires qu’il faut envisager son œuvre, récipiendaire du prix d’honneur de l’association AWARE en 2019 et récemment présentée dans toute son amplitude dans diverses rétrospectives européennes (Les Abattoirs, WIELS, Stedelijk Museum, Kunstmuseum Ravensburg…). Tantôt vigoureuse, affectueuse ou gaie, Jacqueline de Jong travaillait les confins de la peinture, de l’humain-animal et de ses pulsions, armée d’un sens inimitable des potentiels expressifs de son médium. Autodidacte, son art s’est affirmé au contact de mouvements d’avant-garde comme les groupes SPUR ou Cobra, ou à l’Atelier 17 à Paris, où elle pratiqua un temps la gravure. Brièvement liée à l’Internationale situationniste qui lui inspira une revue transdisciplinaire expérimentale (The Situationist Times, 1962-1967, montrée à Treize, à Paris, en 2020), elle poursuivit son œuvre en cultivant d’un même front sa profonde singularité et une attention aiguë au grand cirque des images. Titreuse enjouée, Jacqueline de Jong fonctionnait volontiers par séries, révélant chacune un nouveau tableau du théâtre du monde, où des thématiques aussi variées que la cruauté, l’érotisme, la culture populaire, les rapports de genre, l’humour et les loisirs jouaient à parts égales. Présentée à la galerie Allen en 2022, une remarquable série de toiles et d’estampes consacrées au billard, activité qu’elle investit dans les années 1970, récapitule sa manière de faire : le site du jeu s’y transforme en espace inattendu de négociations optiques et sociales, poussant plans, formes, figures et cadres jusqu’à leurs limites. Plus récemment, chez Dürst Britt & Mayhew à La Haye, Jacqueline de Jong exposait de troublantes compositions se référant explicitement aux faits de guerre contemporains et aux populations réfugiées, signe d’une perpétuelle empreinte du temps présent sur sa pratique. Difficile de ne pas penser, en observant ces toiles, au sentiment d’épouvante et d’insécurité que l’artiste issue d’une famille juive avait pu éprouver, enfant, lors de sa fuite clandestine vers la Suisse à l’arrivée du nazisme. La trajectoire transnationale de Jacqueline de Jong, polyglotte par ses langues comme par ses pinceaux, sa manière déstabilisante de remuer la matière, l’art et son histoire, sa critique vive, ludique et située perdurent dans son œuvre, dont on ne peut aujourd’hui que souhaiter une plus forte représentation.