Le Quotidien de l'Art

Politique culturelle

En Allemagne, la reconstruction des monuments enflamme les débats

En Allemagne, la reconstruction des monuments enflamme les débats
Le foyer du Palast der Republik à Berlin.
bpk / Gerhard Kiesling

Le château des Hohenzollern à Berlin, l’église de la Garnison à Potsdam ou encore le Dom-Römer-Quartier de Francfort… Depuis plusieurs années, l’Allemagne se lance dans la reconstruction de monuments détruits pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Analyse d’un phénomène très débattu outre-Rhin.

« Tout d'un coup, ça craque. (…) Il y a querelle, le ton passe de la complainte doucement dépressive à une indignation stridente, architectes, historiens, blogueurs et citoyens s'affrontent à coups d'armatures en béton et de blocs de bois dans des articles et des commentaires sur internet. Il s'agit de la ville, de sa symbolique, de ses coulisses et de ses abîmes politiques », écrivait en 2018 le journaliste et critique d’architecture Niklas Maak dans le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung. De fait en Allemagne, l’architecture provoque de houleux débats : doit-on, veut-on ou peut-on seulement « reconstruire » à l’identique des monuments détruits ou endommagés pendant la Seconde Guerre mondiale et dans les années qui suivirent ?

Alors qu’à Berlin, une partie des collections permanentes du Humboldt Forum a ouvert au public en 2021, le château qui sert d’écrin aux œuvres anciennement conservées au musée de Dahlem continue à faire couler beaucoup d’encre. En partie détruit pendant la guerre et dynamité en 1950, l’ancien château des Hohenzollern est de nouveau debout. Son édification a cependant impliqué la destruction d’un autre monument, le Palast der Republik, édifié entre 1973 et 1976. À Potsdam, nombreuses furent les manifestations citoyennes en opposition au projet de ré-édification de l’église de la Garnison, tandis qu’à Francfort, le projet de reconstruction du vieux centre-ville a été largement disputé dans la presse. Ainsi, que reconstruit-on, et pourquoi ? Quelles sont la signification et la portée symbolique des monuments que l’on décide, ou non, de rebâtir outre-Rhin ?

Continuités et discontinuités nationales  

« Tout ceci s’inscrit dans un débat sur la question de l’identité nationale, explique Sandrine Kott, historienne et professeure à l’Université de Genève. Quels monuments garde-t-on depuis la première unification de l’Allemagne en 1871 ? » Le pays n’existe en effet en tant qu’État-nation que depuis cette date avec la proclamation du Kaiserreich, un État fédéral comprenant 25 États. « Il y a eu plusieurs phases de destruction des monuments, poursuit Sandrine Kott. D’abord pendant la guerre de 1939-1945, puis dans l’après-guerre, où elles furent le fait des Alliés ou des autorités communistes. Il fallait alors se débarrasser de l’héritage prussien et du Kaiserreich allemand. » Une autre phase de destruction émerge après la deuxième unification de l’Allemagne, en 1990 : on détruit les monuments de la République démocratique allemande (RDA). « Mais qu’est-ce que la nouvelle Allemagne ? Celle qui se construit en tournant le dos au communisme ? », interroge Sandrine Kott. Pour l’historienne, le préfixe allemand « wieder » (« re ») employé dans le terme « wiedervereinigung » (réunification) est « soit une référence à l’Allemagne de 1937, celle d’avant-guerre, soit à celle de la première unification, en 1871 ».  

Ainsi ces ré-édifications peuvent s'ancrer à plusieurs racines. Dans un article cosigné avec le journaliste Thomas Wieder dans La Vie des idées, Sandrine Kott analyse plusieurs initiatives de reconstruction : le château des Hohenzollern, l’église de la Garnison à Potsdam et la statue de Bismarck à Bautzen. Toutes « cherchent à établir un nouveau récit de l’histoire allemande, établissant une continuité heureuse entre la première et la seconde unification, écrivent-ils. Ce récit se libère de la culpabilité du nazisme et oublie l’héritage démocratique et social de la République de Weimar ». Ils précisent que les citoyens à l’origine de ces reconstructions « se situent généralement à droite, souvent à l’extrême droite du spectre politique », avant de nuancer : « Ces projets peuvent trouver l’appui d’un large ensemble de forces politiques et culturelles qui voient dans ces reconstructions, dès lors qu’elles sont maîtrisées et entourées d’explications, une manière de se saisir avec intelligence du passé allemand et de re-construire une identité positive dans la suite logique de ce qui a été largement interprété comme une ré-unification allemande. »

Déboulonner la RDA

Alors qu’ouvrait, le 17 mai, une exposition au Humboldt Forum retraçant l’histoire du Palast der Republik, les discussions au sujet de la reconstruction du château et des collections qu’il accueille continuent d’enflammer les débats. Ouvert au public le 25 avril 1976, le Palast der Republik aux façades réfléchissantes a accueilli 105 000 visiteurs le jour de son inauguration. Rapidement, il devient un lieu de rencontre populaire avec une dizaine de restaurants, un bowling, un bar à vin et un petit théâtre. Le parlement de la RDA (Volkskammer) y a une salle de réunion où est décidée le 3 octobre 1990 l'adhésion à la République fédérale d’Allemagne (RFA). Puis le bâtiment est rapidement fermé, à cause de la présence d’amiante. L’architecte Wolf-Rüdiger Eisentraut, qui a contribué à la construction du Palast der Republik, explique dans un récent article de la Berliner Zeitung que « l’amiante n’était pas un motif de démolition, mais un argument bienvenu pour ceux qui y étaient favorables ». Pour lui, il s’agissait bien ici « d’une confrontation des cultures, d’une correction de l’histoire, de conceptions artistiques réactionnaires et d’une méfiance envers l’architecture contemporaine ». Cette démolition fut une démonstration de force à l'adresse des dirigeants de la RDA, qui avaient fait démolir les ruines de la ville. Pour l’historienne Elisa Goudin, le Palast der Republik a connu un « glissement très net de sa charge symbolique, pour devenir non plus un symbole du pouvoir de la RDA, mais un emblème de la résistance contre une unification nationale perçue par certains comme contraire aux intérêts des Allemands de l’Est ». Ainsi, les débats entourant la destruction du Palais, qui eut lieu de 2006 à 2008, sont à lire comme une métonymie de celui sur l’unification de l’Allemagne elle-même : détruire, c’est déboulonner la RDA pour « pouvoir revenir au passé, même si ce passé, à travers le château, symbolise aussi la Prusse, la noblesse et le militarisme prussien », poursuit Elisa Goudin.

L’architecte Philipp Oswalt, auteur du livre Bauen am nationalen Haus (Construire la maison nationale) et très opposé à la construction du nouveau château, critique par ailleurs le manque de transparence des donateurs. Il affirme que des donateurs de droite ont influencé la reconstruction de la façade du château, ce que réfute la fondation Humboldt Forum. L'eux, Ehrhardt Bödecker, qui avait été honoré d'un médaillon en relief, aujourd’hui retiré, est pourtant connu pour ses positions négationnistes et son antisémitisme. Malgré tout, Berlin a entériné la décision de reconstruction du château impérial en 2002, tandis qu'une autre question se posait : comment manœuvrer avec l’idée que des artefacts liés au passé colonial de l’Allemagne soient exposés dans un palais impérial reconstitué ? 

Une vision révisionniste de l’histoire ?

D’autres projets de reconstruction ont également fait date en Allemagne. À Potsdam, l’église de la Garnison, inaugurée en 1732, abrite la tombe de Frédéric le Grand, qu’Adolf Hitler admirait. Le 21 mars 1933, s’y déroule la « journée de Potsdam », qui scelle l’alliance entre Hitler et les conservateurs. Bombardée par l’aviation britannique en 1945, la ville fut largement détruite. La résurrection du monument débute en 1984. L’association Traditionsgemeinschaft Potsdamer Glockenspiel lance une levée de fonds pour reconstruire le carillon de l’église de la Garnison, achevé en 1987. Son initiateur Max Klaar imagine alors un projet de reconstruction de toute l’église. Très décrié, le personnage minimise la responsabilité de la Wehrmacht dans les crimes nazis. Son association est dissoute et une nouvelle fondation est créée, se décrivant apolitique. Malgré tout, le projet est loin de faire l’unanimité, en particulier parce que la reconstruction de l’église impliquerait la destruction du Rechenzentrum, devenu un lieu de résidence d’artistes en 2010. Ici aussi, ces bâtiments sont « deux morceaux de patrimoine renvoyant à deux histoires allemandes radicalement opposées, celle du militarisme d’avant 1945 et celle du socialisme des années 1949-1990 », poursuivent Thomas Wieder et Sandrine Kott. Ces oppositions sont politiques : plusieurs manifestations ont lieu en 2017, alors que le chantier débute, rassemblant des militants antifascistes, des membres des partis Die Linke et des Verts brandissant des slogans tels que « Non à un lieu de pèlerinage nazi ».

Pour l’architecte Stephan Trüby, l’architecture de reconstruction en Allemagne est « en train de devenir un médium clé de la droite autoritaire, populiste, révisionniste de l’histoire ». Dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, il affirme que cette droite « peut gagner de plus en plus de terrain politique auprès de la bourgeoisie locale, fière et intéressée par la culture, mais aussi politiquement naïve ». À Francfort également, la reconstitution de l’ancien centre-ville, Dom-Römer-Quartier, ne s’est pas faite sans vagues. Pour Stephan Trüby, « la vieille ville de Francfort représente une conception de l’histoire qui ne considère le national-socialisme que comme une anecdote dans l’histoire nationale ». Il rappelle que c’est le groupe Bürger für Frankfurt, connu pour ses positions conservatrices, qui est à l’origine de la motion déposée en 2005 faisant pour la première fois du projet de la vieille ville l’objet d’un vote municipal. De son côté, le journaliste Matthias Alexander ironise : « Celui qui se réjouit de voir la reconstruction de la Goldene Waage (maison détruite par les alliés en 1944 à Francfort, ndlr) doit faire son analyse pour vérifier qu’il n’y a pas un fasciste en lui. » 

Miroir des nombreuses dissonances identitaires à l'œuvre actuellement en Allemagne, la question des reconstructions de monuments a au moins le mérite d’être entourée d’importants débats qui, selon Sandrine Kott, « témoignent à leur manière de la bonne santé de la démocratie allemande ».

Le Palast der Republik à Berlin.
Le Palast der Republik à Berlin.
bpk / Interflug-Luftbildarchiv.
La cour du Palais de Berlin partagée avec le Humboldt Forum après sa recontruction en 2021.
La cour du Palais de Berlin partagée avec le Humboldt Forum après sa recontruction en 2021.
Stephan Dost / Alamy / Hemis.
Le Humboldt Forum à Berlin.
Le Humboldt Forum à Berlin.
Stiftung Humboldt Forum im Berliner Schloss / Photo: GUILIANI I VON GIESE.
Le chantier de reconstruction du Palais de Berlin en 2015.
Le chantier de reconstruction du Palais de Berlin en 2015.
Urbanmyth / Alamy / Hemis.
La Goldene Waage de Francfort.
La Goldene Waage de Francfort.
DomRömer GmbH / Uwe Dettmar.
Le Dom-Römer-Quartier de Francfort.
Le Dom-Römer-Quartier de Francfort.
DomRömer GmbH / Uwe Dettmar.
Le Dom-Römer-Quartier de Francfort.
Le Dom-Römer-Quartier de Francfort.
Jon Arnold Images/ hemis.fr
La couronne de l’église de la garnison exposée dans une vitrine devant du Rechenzentrum de Postdam.
La couronne de l’église de la garnison exposée dans une vitrine devant du Rechenzentrum de Postdam.
DR.
Une installation de Victor Kegli et de Filomeno Fusco, 104 washing machines, clothes line, sur la place du château de Berlin en 2000.
Une installation de Victor Kegli et de Filomeno Fusco, 104 washing machines, clothes line, sur la place du château de Berlin en 2000.
© Adagp, Paris, 2024. Photo : Michael Westdickenberg.
Sandrine Kott.
Sandrine Kott.
DR.

Article issu de l'édition N°2835