Le Quotidien de l'Art

Expositions

Les chairs à vif : laisser parler la viande

Les chairs à vif : laisser parler la viande
L’installation Last Cow de Patricia Allio & H. Alix Sanyas dans l’exposition « Le bruit de la chair. Partition pour gina pane » au Frac des Pays de la Loire en 2024.
Photo : Fanny Trichet.

Dans l'exposition « Le bruit de la chair. Partition pour gina pane », qui s'est achevée le 3 mars au Frac des Pays de la Loire, la curatrice Mathilde Walker-Billaud s'est saisie de l’héritage de gina pane pour mettre en œuvre une corporéité polémique, qui crie la poésie du vivant comme le scandale de son exploitation. Avec la chair placée au centre, elle a réuni autour de la table une communauté animale qui pense la nutrition des corps à l’aune de celle des imaginaires. Le tour de force tient d’abord à sa position radicalement « zooinclusive », selon la définition qu’en donne Émilie Dardenne comme invitation à considérer au sens fort les autres animaux. Mais aussi à sa façon d’aborder sans condescendance la cause antispéciste (qui s'oppose à distinguer moralement les différentes espèces animales et notamment à placer l'humain au-dessus des autres, ndlr). Une cause marginalisée dans les luttes pour l’émancipation autant que dans les institutions culturelles (à l’exception de collectifs ou associations comme Tissue Culture & Art Project ou Justice for Animal Arts Guild), pourtant si promptes à afficher des valeurs féministes, décoloniales ou anticlassistes dans leurs programmations.

Un égalitarisme interspéciste

Parmi les artistes exposées au Frac, le duo Patricia Allio & H.Alix Sanyas présente un ensemble d’œuvres qui dénotent par leur positionnement militant. Ni démagogique ni posturale, leur proposition mobilise tous les potentiels esthétiques et critiques de l’art pour interpeller le public sur ce tabou encore tenace dans nos sociétés. À quel titre le devenir-animal de l’humain serait-il la marque d’une infériorisation morale et politique ? Patricia Allio & H.Alix Sanyas posent le débat dans les termes d’une approche intersectionnelle, déjà adoptée par une partie des mouvements militants. Dans un article qui en éclaire la genèse (publié dans l'ouvrage collectif Feu ! Abécédaire des féminismes présents, 2021, Libertalia), Axelle Playoust-Braure justifie la solidarité des luttes féministes et animalistes par la commune exploitation hétéropatriarcale des femmes et des animaux. « Poule », « dinde », la femme est identifiée au morceau de viande dès lors qu’elle est perçue comme utile à l’homme – « viande » vient du latin vivendus, « ce qui sert à la vie » –, c’est-à-dire intégrée à une vision consumériste et extractiviste des corps. La lutte antispéciste se pense ainsi à la jointure des discours écoféministes et anticapitalistes : la politique de la viande est toujours sexuelle, comme le soutient Carol J. Adams dans le titre de son ouvrage, Politique sexuelle de la viande, une théorie critique féministe végétarienne (2016, L'Âge d'Homme).

Pour alimenter la controverse, Patricia Allio & H.Alix Sanyas adoptent un point de vue radicalement égalitariste, produisant des effets d’inversion au cœur des logiques de prédation et de consommation. L’installation rouge sang Le faux est un moment du vrai emprunte ainsi une forme dialectique, signifiée par son titre hégélien, pour renverser les rapports de domination. Sur une table de festin, des vers émaillés luisent dans les assiettes, image séduisante et répulsive d’une animalité impure qui se substitue à la décomposition de la chair, quand les utérus de vache en céramique, transformés en outres gonflées à vide, opposent frontalement le ventre qui enfante à celui qui se gave impunément. Dans le film Reconstitution d’une scène de chasse, la proie n’est plus la bête, mais une soumise humaine chassée par sa maîtresse – elle apparaît comme figure-miroir de Jeneen Frei Njootli qui, dans une vidéo diffusée à l’autre bout de la salle, sacrifie son corps aux moustiques, dans un rituel transpéciste et transgénérationnel aux accents chamaniques.

La dissolution égalitariste des différences induit alors la reconnaissance de l’animal comme un sujet de plein droit. Le duo performe cet acte juridique en consacrant une partie de l'argent de sa bourse à sauver deux vaches gestantes de l’abattoir et à les placer dans un sanctuaire (Last Cow). Leur ruse tient de l’agentivité politique autant que de la subversion institutionnelle : par elle, le duo choisit de sacrifier l’argent plutôt que la vie, de laisser reproduire le vivant plutôt que de produire de l’art.

Ce qui se/nous touche

Dans les sociétés carnistes, la frontière entre « humain » et « animal » reste aussi imperméable que le partage entre sacré et profane : l’un est intouchable, l’autre pas. On n'a le droit d'asservir, violer, tuer, manger que ce qu’on exclut du genre humain. C’est cette sanctification du corps que la confrontation avec l’œuvre de gina pane vient mettre en question, elle chez qui l’atteinte du corps (scarifié, giflé ou recouvert d’asticots) fait inévitablement scandale, quand il n'est pas tout bonnement effacé : ici enfermé dans les sarcophages de l’installation centrale La Prière des pauvres et le corps des saints (notons que sarcophage signifie littéralement « mangeur de chair ou de viande » ou « pierre calcaire qui consume la chair »).

Refusant de sublimer l’« animal » dans la vanité, Patricia Allio & H.Alix Sanyas l’invitent au contraire à se viander, à précipiter sa chute sans lui supposer de péché. Sans avilir ni sacraliser, elles refusent en effet l’assimilation de la chair à la crucifixion bouchère et opposent la conscience de la souffrance industrielle à la valorisation du dolorisme chrétien. La viande n’est alors plus le nom d’un corps exploité, mais celui d’une présence immédiate, qui se dit avec crudité. La force de frappe du plaidoyer anticarniste de Marie Rivière (tirade extraite du film Le Rayon vert d’Éric Rohmer, reproduite dans la pièce sonore qui compose l’installation) et la fiction polémique qui s’en nourrit tiennent à leur façon de traduire de manière implacable la violence de l’industrie agroalimentaire. Face aux euphémismes qui oblitèrent l’animal, le duo mobilise la puissance de désignation de l’art pour nommer avec une littéralité assumée les corps morts et meurtris qui peuplent nos assiettes. Il s’agit de lever le refoulé, quitte à utiliser les formes du capitalisme contre lui-même, en égrenant les chiffres vertigineux d'un gâchis de masse : Antichambre (2023) consiste ainsi en un comptage en temps réel des animaux non-humains tués par l’industrie agroalimentaire en France, accessible par QR code.

Sensibiliser est un acte militant. Patricia Allio & H.Alix Sanyas en appellent à une empathie interspéciste et à la commémoration des cadavres qui tombent comme coulent les larmes de sang (en céramique) le long des cimaises. Leur parole activiste se veut efficiente et performative : elle fait effraction dans les consciences collectives pour œuvrer à un autre partage du sensible, là où les animaux se considéreraient les uns les autres sur un plan d’égalité. La réparation qu’elles offrent est, elle, purement symbolique : ici empoisonner l’imaginaire du produit industriel et offrir le voisinage des paysages naturels de gina pane au bétail qui, de sa vie, n’y aura pas accès. Le réagencement des formes et des signes par lequel le duo décille nos regards anthropocentrés redessine ainsi ces rapports de force qui nous tiennent ordinairement dans le déni. Il pense le soin entre espèces comme une éthique de l’Autre sensible, et empuissance les corps opprimés de tous les animaux qu’on réduit à viande.

Florian Gaité est docteur en philosophie, professeur à l’ESA Aix-en-Provence et chercheur à l'Institut ACTE (Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Critique d’art et de danse pour la presse écrite et la radio, il a notamment publié le recueil Tout à danser s'épuise en 2021 aux éditions Sombres torrents.

Florian Gaité.
Florian Gaité.
Photo : Nicole Miquel.
Ohan Breiding, Belly of a Glacier (to dress a wound from what shines from it), 2023.
Œuvre présentée dans l’exposition « Le bruit de la chair. Partition pour gina pane » au Frac des Pays de la Loire en 2024.
Ohan Breiding, Belly of a Glacier (to dress a wound from what shines from it), 2023.
Œuvre présentée dans l’exposition « Le bruit de la chair. Partition pour gina pane » au Frac des Pays de la Loire en 2024.
Photo : Fanny Trichet.
gina pane, La Prière des pauvres et le corps des saints, 1989-90. Œuvre présentée dans l’exposition « Le bruit de la chair. Partition pour gina pane » au Frac des Pays de la Loire en 2024.
gina pane, La Prière des pauvres et le corps des saints, 1989-90. Œuvre présentée dans l’exposition « Le bruit de la chair. Partition pour gina pane » au Frac des Pays de la Loire en 2024.
Photo : Fanny Trichet. © Adagp, Paris, 2024.
Patricia Allio, Reconstitution d’une scène de chasse, 2019.
Œuvre présentée dans l’exposition « Le bruit de la chair. Partition pour gina pane » au Frac des Pays de la Loire en 2024.
Patricia Allio, Reconstitution d’une scène de chasse, 2019.
Œuvre présentée dans l’exposition « Le bruit de la chair. Partition pour gina pane » au Frac des Pays de la Loire en 2024.
Photo : Fanny Trichet.
Jota Mombaça, Ghost 7 : French Historical Maladie, 2023.
Œuvre présentée dans l’exposition « Le bruit de la chair. Partition pour gina pane » au Frac des Pays de la Loire en 2024.
Jota Mombaça, Ghost 7 : French Historical Maladie, 2023.
Œuvre présentée dans l’exposition « Le bruit de la chair. Partition pour gina pane » au Frac des Pays de la Loire en 2024.
Photo : Fanny Trichet.
gina pane, Situation idéale : Terre-Artiste-Ciel. 1969, Écos (Eure) et Manipulation d’humus, (Ury, Seine et Marne), 1970.
Œuvres présentées dans l’exposition « Le bruit de la chair. Partition pour gina pane » au Frac des Pays de la Loire en 2024.
gina pane, Situation idéale : Terre-Artiste-Ciel. 1969, Écos (Eure) et Manipulation d’humus, (Ury, Seine et Marne), 1970.
Œuvres présentées dans l’exposition « Le bruit de la chair. Partition pour gina pane » au Frac des Pays de la Loire en 2024.
Photo : Fanny Trichet.
gina pane, Situation idéale : Terre-Artiste-Ciel. 1969, Écos (Eure), 1969. Photographie, tirage couleur contrecollé sur bois peint, annoté par l’artiste encadré, 66.8 x 82.8 x 4 cm.
Acquisition en 1998
Collection Frac des Pays de la Loire
gina pane, Situation idéale : Terre-Artiste-Ciel. 1969, Écos (Eure), 1969. Photographie, tirage couleur contrecollé sur bois peint, annoté par l’artiste encadré, 66.8 x 82.8 x 4 cm.
Acquisition en 1998
Collection Frac des Pays de la Loire
Photo : Stéphane Bellanger. © Adagp, Paris, 2024.
gina pane, Action, Pierres déplacées, 1968. Photographie, 8 tirages couleur, 100 x 260 cm. Acquisition en 1998, collection Frac des Pays de la Loire.
gina pane, Action, Pierres déplacées, 1968. Photographie, 8 tirages couleur, 100 x 260 cm. Acquisition en 1998, collection Frac des Pays de la Loire.
Photo : Vaida Budreviciute. © Adagp, Paris, 2024.
Patricia Allio & H. Alix Sanyas, "Le faux est un moment du vrai", 2024, détail.
Patricia Allio & H. Alix Sanyas, "Le faux est un moment du vrai", 2024, détail.
Photo : Magali Lesauvage.

Article issu de l'édition N°2784