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Censure : #MeToo supprimé d'un livre sur l'histoire des femmes aux Beaux-Arts de Paris

Censure : #MeToo supprimé d'un livre sur l'histoire des femmes aux Beaux-Arts de Paris

« On a évacué le sujet. » Le « sujet » qu'évoque Alexia Fabre, c'est celui de #MeToo dans l'école qu'elle dirige, les Beaux-Arts de Paris. Publié le 3 janvier par les éditions de l'école, le livre Les Suffragettes de l'art. L'entrée des femmes à l'École des beaux-arts, dans lequel Anaïd Demir retrace l'histoire des femmes dans l'établissement de la fin du XIXe siècle à aujourd'hui, a été retiré des librairies fin février. Sur 2 000 exemplaires, 1 100 ont été envoyés au pilon. Il a été réimprimé… avec deux pages en moins : les sous-parties « Les années #MeToo » et « Une charte pour l’égalité hommes-femmes » ont disparu. Évacué notamment de la nouvelle version, ce passage sur Jean-Marc Bustamante, directeur de 2015 à 2018 : « Ces trois années de direction ne seront pas de tout repos pour le futur académicien, qui voit ressurgir les propos sexistes qu’il a tenus lors d’un entretien publié dans le catalogue de l’exposition ''Dionysiac'', au Centre Pompidou, en 2005 » (en réalité tirés de sa monographie publiée la même année). N'y sont mentionnés ni les cas de harcèlement sexuel à l'école (pourtant rapportés dans la presse, comme dans notre enquête d'octobre 2020), ni même l'épisode de l'enfarinage de l'artiste-directeur par des étudiants qui lui reprochaient d'ignorer les alertes, lui aussi abondamment relayé (y compris dans nos pages). Exit également la mention de la « Charte pour l’égalité entre les femmes et les hommes », pourtant adoptée par le conseil d'administration en juillet 2018 à la suite du travail de plusieurs professeurs et membres de l'administration, et toujours en ligne sur le site de l'école. Pourquoi une telle censure, concernant des faits déjà rendus publics ? Alexia Fabre, première femme nommée à la direction début 2022, et Pascale Le Thorel, directrice des éditions de l'école, en assument la décision. Selon la première, « le passage ne faisait pas consensus. Le mécontentement est venu de plusieurs endroits, de certains membres du CA, de l'administration, de professeurs et étudiants. Trop ou trop peu était dit ». Soulignant que les propos de Jean-Marc Bustamante ont été cités « hors contexte », elle poursuit : « On ne peut pas raconter #MeToo maintenant, c'est trop difficile de s'attaquer à l'histoire récente. On s'est tiré une balle dans le pied, mais c'est un travail qu'il faudra faire à l'avenir. » Quant à Jean-Marc Bustamante (qui n'a pas répondu à notre demande d'entretien), il s'en serait ému après avoir été averti, selon plusieurs sources en interne, par l'artiste Olivier Blanckart, professeur à l'école depuis 2017 et membre du CA. Ce dernier s'en serait pris, oralement ou par écrit, à l'autrice du livre, ainsi qu'à Pascale Le Thorel, qui nous affirme que celui-ci supporte mal la présence de femmes à la direction. Contacté, Olivier Blanckart soutient que « cela ne le concerne en rien », et qu'il ne peut « imaginer qu'une décision aussi inhabituelle ait été prise sans motif, ni l'aval personnel d'Éléonore de Lacharrière ». Celle-ci, présidente du CA de l'école, dément au Quotidien de l'Art tout rôle dans l'affaire, et précise que le sujet n'a pas été abordé lors de sa dernière session en décembre 2023. Si le passage sur #MeToo n'avait pas suscité de réactions des parties prenantes, le livre aurait-il été censuré ? « Bien sûr que non », répond immédiatement Pascale Le Thorel, qui ajoute : « L'histoire immédiate a rallumé des feux encore trop vifs. On a senti revenir violemment un esprit de polémique pénible. Or Alexia Fabre et moi souhaitons retrouver la paix et la stabilité. Tant pis si notre erreur a un coût, la sérénité des étudiants et des professeurs est plus importante. » Un coût financier, puisque 1 500 exemplaires de ce livre illustré de 220 pages ont été réimprimés. Mais aussi symbolique, à l'heure où la parole des femmes sur les violences sexistes et sexuelles est de plus en plus portée et entendue.

Article issu de l'édition N°2784