Le patrimoine joue un rôle important dans la manière dont la Syrie est présentée au monde. Comment votre travail s'est-il développé pour aborder un tel sujet ?
Pendant mes études d'art en France, j'ai toujours essayé de comprendre ce que signifiait l'art contemporain. J'ai donc abordé différents sujets par le biais de la matière et de la forme. Cela m'a amené à faire des recherches plus approfondies en histoire de l'art, en particulier celui du Moyen Orient. Parallèlement, mon travail s'est orienté vers la sculpture et la manière dont je peux évoquer une relation avec une pièce datant d'une autre époque. Je m'intéresse à la relation physique aux œuvres qu'empêchent généralement les murs de verre des musées, qui mettent à distance. Certaines de ces pièces me donnaient envie d'en savoir plus sur le contexte dans lequel elles ont été réalisées. D'autres suscitaient davantage de questions, au point que j'ai commencé à les détester. Les deux relations ont poussé mes recherches vers ce qui est devenu plus tard une série de productions basées sur des artefacts anciens.
Dans une œuvre, À bras le corps (2019), vous enroulez vos mains autour d'une colonne d'argile. Vous l'étreignez et en même temps on a l'impression que vous essayez de la détruire. S'agit-il d'une réponse à ce que vous ressentez face à ce qu'elle représente ?
Je m'interroge toujours sur ce que je ressens après avoir visité un musée comme le Louvre ou le Pergamon à Berlin, et passé la journée à y voir exposé le patrimoine culturel de Syrie, au moment même où des sites historiques y sont détruits. Cela m'a incité à étudier l'alternance entre ce à quoi ressemblait le pays avant et après la guerre. Je veux rendre ces pièces au lieu auquel elles appartiennent, mais je pense qu'il est peut-être nécessaire qu'elles soient dispersées dans le monde, afin qu'elles ne soient pas perdues pour toujours. J'ai eu du mal à accepter l'idée de vivre dans un endroit qui n'est pas nécessairement le mien d'un point de vue culturel ou social, mais qui contient des éléments de mon identité. La colonne était une tentative de briser cette barrière en la déconstruisant puis en la reconstruisant pour que le danger n'existe plus. Je me suis mis à lutter contre elle et l'ai laissée en retour me vider de mon énergie. Cinq cents kilos d'argile et trois mois de travail collectif ont été nécessaires pour l'achever. Au moment de l'impact, je revisitais les souvenirs construits autour d’elle. Sans le savoir, je me suis retrouvé dans la peau de ceux qui ont contribué à la destruction de leur patrie. Je me demandais si c'était la bonne décision tout en continuant à me pencher et à serrer de toutes mes forces. Ce fut un moment très intense, mais il est primordial de déterminer d'où vient ce sentiment, et de savoir si c'est la colonne qui me défie ou l'inverse...
Cette proximité avec les artefacts s'est-elle également reflétée dans votre perspective sur l'histoire collective ?
J'ai toujours été préoccupé par les histoires des autres. Elles sont naturellement présentes dans mon travail, mais n'ont jamais été au cœur de ma réflexion. Jusqu'à ce que je sois invité en 2021 à participer à une exposition intitulée « En eaux troubles », au centre d’art Les Limbes, à Saint-Étienne. L'œuvre que j'ai présentée était un panneau en argile inspiré d'un relief assyrien qui se trouve au British Museum. L'original représente la célébration d'une victoire, avec d'un côté les triomphants et de l'autre ceux qui ont perdu la bataille et sont forcés de migrer vers la ville du roi victorieux. Ces migrants quittant leur ville en flammes ressemblent à s'y méprendre à ceux qui quittent la Syrie aujourd'hui. Le panneau a l'apparence physique de reliefs anciens, mais il montre des personnages traversant l'eau avec leurs petits bagages. Il s'agit en quelque sorte d'une continuation de l'idée selon laquelle les migrations ont bouleversé la vie des gens tout au long de l'histoire.
Mettre ces thèmes en avant permet de donner une image de « l'art syrien », notamment dans les pays qui accueillent des migrants du pays. Pensez-vous que cela soit suffisamment représentatif ?
Je dirais que cette perception est une sorte de réponse aux problèmes générés par la guerre et les migrations massives. Dans les discussions à travers le monde, les artistes syriens sont utilisés comme référence pour décrire la guerre et la crise. C'est pourquoi j'évite de limiter mes recherches aux seules tendances à exposer de « l'art syrien », qui est effacé pour montrer généralement toujours les mêmes artistes. Dans ce sens, je ne souhaite donc pas être étiqueté comme « artiste syrien », ce qui signifie que je dois faire en sorte que mon travail réponde et interagisse avec le contexte dans lequel je vis aujourd'hui.
Cet auto-ancrage est pratiqué par de nombreux artistes qui se retrouvent dans des situations nouvelles. Cela signifie-t-il qu'il y a un nouveau récit ? Si oui, comment peut-il être unifié et adopté par un plus grand nombre de personnes intéressées par la scène artistique syrienne ?
Je pense que tout ce qui a été et est produit par les Syriens fait partie d'un contexte plus large, mais la manière dont cela est présenté n'est pas cohérente. Peut-être qu'en gagnant en visibilité et en communiquant de manière significative tout en menant des échanges fructueux, l'histoire de l'art syrien finira par se consolider. Par visibilité, j'entends : donner plus d'espace à l'expérimentation et à la documentation universitaire. Quant à la communication, elle doit partir des artistes et se refléter dans leur relation avec le public. Ce qui est positif, c'est que ces mécanismes ont progressivement été intégrés dans les pratiques des artistes au cours des dernières années. Cela facilite l'engagement dans le débat international actuel sur ce qu'est l'art contemporain et sur la manière dont il est censé répondre à un monde en constante évolution. Je crois vraiment que les années à venir vont révéler beaucoup de grands noms et d'œuvres qui englobent le terme « art syrien » à divers niveaux, culturels, sociaux et esthétiques.