Alors qu'en Allemagne, les acteurs culturels subissent de nombreuses pressions en raison de leur soutien (avéré ou non) à la Palestine face à Israël, ils sont aussi la cible de menaces réitérées de l'extrême droite. Courriers haineux anonymes, menaces de mort et d’attentats à la bombe, interruptions de représentations, destructions ciblées de livres ou demandes de suppression de subventions auprès des parlements, conseils municipaux et commissions culturelles : les attaques agressives, voire violentes, des populistes de droite contre les institutions culturelles se multiplient. L’objectif des populistes de droite est double : empêcher les événements qui critiquent le national-socialisme et l’extrême droite, et promouvoir une culture nationale et nationaliste.
La directrice artistique de la Kulturstiftung des Bundes (fondation culturelle fédérale), Katarzyna Wielga-Skolimowska, pointe cette évolution récente. « Il s’agit de plus en plus de remettre en question le droit à l’existence des institutions culturelles et leur soutien de l’État », met-elle en garde. La fondation qu’elle dirige est l’une des plus grandes fondations culturelles en Europe, financée par des fonds publics allemands. Katarzyna Wielga-Skolimowska dispose de près de 40 millions d’euros chaque année pour soutenir des projets et des institutions culturelles qui, selon elle, sont remises en question par le parti d’extrême droite, l’AfD (Alternative für Deutschland), et d’autres forces populistes de droite. Son constat est inquiétant : « De nombreuses institutions démocratiques se trouvent dans une situation dans laquelle elles doivent se justifier », accusées d’utiliser l’argent des impôts pour montrer « un art idéologique et de propagande ».
« Guerre culturelle »
Pour Ulrich Khuon, qui était directeur du Deutsches Theater de Berlin il y a quelques mois encore, ces menaces et pressions se font surtout sentir depuis que l’AfD est représentée dans les parlements des Länder (États fédéraux) et au Bundestag (Parlement). Fondée en 2013, l’AfD est entré au Parlement pour la première fois lors des élections fédérales de 2017, et depuis 2018, siège au parlement des 16 Länder. L’homme de théâtre sait de quoi il parle. En 40 ans de carrière, il a été le directeur artistique de nombreux théâtres renommés, comme le Schauspiel d'Hanovre et le Thalia Theater de Hambourg, et président de l’association du théâtre allemand de 2017 à 2020. Selon lui, les théâtres sont régulièrement exposés aux attaques des populistes de droite. La secrétaire d’État à la culture, Claudia Roth, en a fait l’expérience. Lors de la présentation de la pièce de Tiago Rodrigues, Catarina et la beauté de tuer des fascistes, à laquelle elle assistait à Francfort en juillet 2023, une partie du public a hué, sifflé et lancé des boules de papier sur la scène pendant de longues minutes.
Les acteurs des milieux de droite et d’extrême droite utilisent des moyens divers, mais ce qu’ils ont en commun, c’est une aversion pour la vie culturelle cosmopolite et libérale qui les pousse à tenter de discréditer les institutions artistiques pour imposer une culture exclusivement nationale et nationaliste. « Nous sommes sans aucun doute engagés dans une guerre culturelle », a déclaré Marc Jongen, porte-parole de l’AfD en matière de politique culturelle au parlement de 2017 à 2021. Björn Höcke, figure montante de l’AfD, a même évoqué, lors de son dernier discours de Kyffhäuser – région du Land de Thuringe où l’aile la plus radicale de l’AfD se rassemble tous les ans depuis 2015 –, une catastrophe si les musées, théâtres et orchestres ne réagissaient pas à temps face à « l’infiltration étrangère progressive ».
Actions communes
À l’heure actuelle, les principaux moyens d’action des populistes de droite sont des demandes répétées auprès des conseils locaux de retirer les subventions aux institutions culturelles. Selon Ulrich Khuon, des théâtres berlinois aussi variés que le Friedrichstadt-Palast, le Gorki Theater et le Deutsches Theater ont été visés. À Stuttgart, l’AfD a même demandé combien de personnes homosexuelles travaillaient au théâtre de la ville. À Berlin, le parti souhaitait connaître le nombre de salariés d'une salle de spectacle ne possédant pas de passeport allemand. L’influence du populisme de droite affecte tous les domaines. En 2022, dans la bibliothèque centrale de Tempelhof-Schöneberg, district berlinois, des livres traitant de manière critique des tendances de droite ont été détruits. L'établissement a dû recruter des agents de sécurité et a organisé une exposition de livres découpés dans son hall.
Face à cette situation qui s’accentue, de plus en plus d’initiatives sont prises. Depuis 2017, le MBR (Mobile Beratung gegen Rechtsextremismus, Conseil mobile contre l’extrémisme) a reçu au total 100 alertes de bibliothèques et d’institutions culturelles berlinoises pour faire face à ces attaques. Cette structure, qui existe aussi dans d’autres Länder, donne des conseils concrets sur la façon de gérer les perturbations d’événements et les provocations publiques. Elle vise à soutenir les acteurs culturels dans l’élaboration de leurs propres stratégies de communication et d’action afin de se préparer à de telles situations et de pouvoir agir de manière préventive. Des conférences sont organisées, comme « Les musées à l’heure du populisme de droite », et des livres publiés, par exemple Le populisme et l’extrémisme comme un défi pour les musées. L'initiative Die Vielen (« Les Nombreux ») a réuni sous forme de réseau plus de 2 000 institutions et acteurs culturels au niveau national. Depuis 2017, ils prennent des positions communes en faveur de la tolérance et proposent des actions pour lutter contre la pression des populistes de droite.