Le Quotidien de l'Art

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Égypte : les dangers de la marchandisation culturelle

Égypte : les dangers de la marchandisation culturelle
Le Caire.
© Unsplash / AXP Photography.

Lorsqu’un besoin urgent d’action sociale se fait sentir, le résultat final est souvent peu lié à un changement provenant du corps politique gouvernemental. Dans certains coins du monde, où la politique est divisée, sans communication direct, entre d'un côté la population et de l'autre le gouvernement, le but principal d’une pétition est la reconnaissance psychologique et culturelle d'un sentiment communautaire. C’est un moyen de dire qu'on n'est pas seul face à ce à quoi on s'oppose. 

En septembre 2023 en Égypte, les historiens de l’art, urbanistes, amateurs de culture, marchands locaux et artisans manifestèrent leur consternation face à la démolition de Darb 1718, centre d’art et de culture contemporain situé à al-Fustat, dans le Vieux-Caire. Cette zone, qui fut témoin du renforcement national sous le règne d’Amr Ibn-al-As, conquérant musulman de l’Égypte au VIIe siècle, est un emblème d’enrichissement culturel, d’unicité historique, et d’un patrimoine artistique inouï. 

L’appel à l'évacuation immédiate des artistes occupant des résidences et des ateliers à Darb 1718 suscita une attention internationale et une forte mobilisation locale. Mais qu’en est-il des autres métiers d'artisanat à al-Fustat, passés inaperçus ? Quartier célèbre pour abriter de nombreux artisans pratiquant des méthodes traditionnelles de poterie, il en accueille d'autres qui font revivre l’art de la fibre de verre, l’émaillage et la fabrication de marbre synthétique, tous en voie de disparition. 

Culture intangible vs modernisation

L’investissement, tout comme le désinvestissement, à al-Fustat demeurent sous la tutelle du nouveau ministère égyptien du Tourisme et des Antiquités. Ce quartier vit un essor depuis 2021, avec la contribution du groupe cimentier Heidelberg Materials et une politique culturelle qui consiste à raviver le patrimoine culturel via le développement urbain. Avec la récession économique vint un changement radical de politique culturelle, qui envisage aujourd’hui l’infrastructure comme enjeu primordial de la nouvelle image de l’Égypte dans le monde. Sous prétexte de restauration de sites patrimoniaux, le pouvoir proclame dans un communiqué officiel que « la suppression de toutes les implantations informelles du Vieux-Caire permettra de préserver son style architectural unique et de retrouver son ampleur culturelle et historique ».

Sous un tel prétexte, la relocalisation des artisans et marchands n’est qu’un élément parmi d'autres de la politique systémique d'intervention extérieure dans les atouts culturels du pays. La lecture géographique de la ville du Caire peut se faire par le biais de ses quartiers, mais également par celui des lieux où sont rassemblés ses artisans. Ces « implantations informelles », dans le langage gouvernemental, sont importantes pour la culture intangible du pays, mais aussi un obstacle à la course à la modernisation du pays. 

En 2022, Rabih Mokbel, directeur de l'entreprise événementielle libanaise Venture Lifestyle, conclut des accords pour la gestion totale de quatre piliers historiques : le musée égyptien de Tahrir, les pyramides de Saqqarah, le musée Rokn Farouk et le palais Mohammed Ali sur le Nil. Aujourd’hui, l’Égypte se repositionne dans un monde culturel en mouvement à travers ce qu'on pourrait appeler le « patrimoine moderne », véritable oxymore. Toute évaluation de valeur ajoutée se fait dans un seul but : rapportera-t-elle plus d'argent et celui-ci pourra-t-il être investi pour en rapporter davantage ? Ainsi, la démolition de sites historiques et la restauration du patrimoine égyptien sont soupçonnés de dissimuler des investissements en devises étrangères.

Occidentalisation

« Le système universel du capitalisme s’est infiltré dans le secteur culturel égyptien, déclare Mona Soliman, fondatrice de Wasla, entreprise dédiée au développement des arts du spectacle dans le monde arabe. Notre patrimoine devient la médaille décorative des grands hommes d’affaires. » L’occidentalisation des politiques culturelles égyptiennes porte atteinte à l’accès à la culture et perturbe l’ensemble de l’écosystème local. Le financement public est désormais remplacé par un financement privé, ce qui fait naturellement augmenter les prix de location, de production, d’accès aux sites patrimoniaux et aux événements culturels destinés à une population en besoin de culture. Sur le plan économique, le terme d’industries créatives, largement répandu en Égypte, « devient le moyen de gagner de l’argent grâce à l’art, explique Mona Solima, et la distinction entre low et high art prévaut ». 

Reflétant une société fortement divisée par classes socioéconomiques, l’investissement étranger dans la culture amplifie cet écart, laissant peu d'opportunité pour les petits commerçants et les artisans de maintenir leurs professions. La transformation du patrimoine culturel en actifs économiques est une stratégie bien rodée pour tout pays se reposant sur une histoire et une identité riches et diversifiées. Mais lorsque des puissances extérieures prennent le relai, il y a un risque de perdre le contrôle du pays  sur la scène politique internationale. Aujourd'hui, la politique culturelle de l’Égypte repose sur le divertissement à des fins capitalistes, et l’identité patrimoniale sombre dans le flou de la globalisation et de la marchandisation de la culture. Peut-on baser une identité culturelle sur de tels fondements ?

Une rue du quartier d’Al Fustat.
Une rue du quartier d’Al Fustat.
Jon Arnold Images/ hemis.fr
La station de métro Mar Girgis dans le quartier d’Al Fustat.
La station de métro Mar Girgis dans le quartier d’Al Fustat.
MATTES René / hemis.fr.
Le Caire.
Le Caire.
© Unsplash / AXP Photography.
La destruction du centre d’art et de culture contemporain Darb 1718 au Caire.
La destruction du centre d’art et de culture contemporain Darb 1718 au Caire.
Photo : Darb1718.
Le centre d’art et de culture contemporain Darb 1718 au Caire avant sa destruction.
Le centre d’art et de culture contemporain Darb 1718 au Caire avant sa destruction.
DR.
Le centre d’art et de culture contemporain Darb 1718 au Caire avant sa destruction.
Le centre d’art et de culture contemporain Darb 1718 au Caire avant sa destruction.
DR.
La résidence d’artistes du Darb 1718 au Caire avant sa destruction.
La résidence d’artistes du Darb 1718 au Caire avant sa destruction.
DR.
Farida Mostafa.
Farida Mostafa.
DR.
Le musée égyptien de Tahrir.
Le musée égyptien de Tahrir.
DR.
Mona Soliman.
Mona Soliman.
© LinkedIn.

Article issu de l'édition N°2744