Lors d’une conférence intitulée « Projet 2023-2028 », qui s’est tenue en septembre dernier au Museo Reina Sofía de Madrid, son nouveau directeur Manuel Segade (né en 1977 à La Corogne) présentait les grandes orientations qu’il a souhaité définir pour les cinq années de son mandat, débuté en juin. Si à ce stade, aucune annonce sur le contenu programmatique n’a été faite, c’est parce que le calendrier des activités suit le cours initié par son prédécesseur, Manuel Borja-Villel, pour les deux prochaines années.
Ce « projet » avait donc pour vocation de rendre public le cadre philosophique et structurel que Manuel Segade souhaite donner au musée. Dans un exercice de rhétorique pour le moins acrobatique, le nouveau directeur a tenté de lier ambition et pragmatisme, de valoriser l’héritage institutionnel tout en affirmant par la même occasion sa différence.
Un musée « tentaculaire »
Dans ce premier tour d’horizon des dispositifs en place et à venir, on note avant tout un net changement de style managérial. Très empreint d'études queer, Manuel Segade a mis l’accent sur le caractère inclusif du musée, allant jusqu’à envisager d’y faire entrer les cultures « populaires » actuelles, avec par exemple des concerts de musique trap, très en vogue en Espagne.
Reste que cette présentation inaugurale était d’un genre plutôt érudit, convoquant au passage des auteurs et autrices autochtones, racisés ou féministes, comme la philosophe américaine Donna Haraway à qui Segade emprunte la notion de « pensée tentaculaire ». Le musée qu’il ambitionne sera donc « sympoétique », soucieux de toutes les manifestations du vivant. En d’autres termes, il sera « généré avec les autres et non pas construit seul ».
Pour illustrer ses propos, Manuel Segade utilise volontiers un répertoire de métaphores corporelles qu’il affectionne et dont il a fait sa marque de fabrique depuis l'emblématique exposition « Elements of Vogue » qu'il a programmée au CA2M de Madrid en 2017. « Si le musée traditionnel est fait pour l’œil, le musée contemporain est conçu pour le corps tout entier », affirme-t-il. En abordant le musée comme un corps vivant et divers, Segade rappelle que l’Espagne est un pays multiculturel : c’est par ce prisme que l’attention à la scène artistique hispanique – un des piliers de son projet – sera déployée.
En convoquant des outils du musée tels que ceux qu’il appelle « systèmes d’écoute » et « mécanismes participatifs », le nouveau directeur entend amplifier des principes d’inclusion déjà en place. En insistant sur la visibilisation des minorités de genre et ethniques et des différentes classes sociales, Manuel Segade laisse transparaître un projet institutionnel fédérateur, dans un pays fortement marqué par des différences territoriales d’accessibilité à la culture contemporaine.
Continuité plutôt que rupture
À ce stade, Segade s’inscrit dans une politique de gestion muséale proche de celle de son prédécesseur. À titre d’exemple, il entend approfondir le travail de relecture et de réorganisation des salles de la collection initié par Manuel Borja-Villel. Rappelons que lors de son ultime mandat, l’ancien directeur a engagé une profonde révision de l’histoire de l’art au travers des 24 000 œuvres qui composent le fonds du Reina Sofía, en portant une attention particulière aux artistes et territoires peu représentés, dans une perspective décoloniale en relation avec l’Amérique latine et son histoire liée à celle de l'Espagne.
Concrètement, les différents espaces du Reina Sofía continueront d’être organisés de la même façon, et l'ouverture d’un nouveau site à Santander dédié au fonds Lafuente (collection de 13 000 pièces intégrée au musée en 2022) reste d’actualité. Dans la lignée des préoccupations actuelles, communes à beaucoup de musées, la question centrale de pratiques durables et écologiques traverse l’ensemble des mesures évoquées, tout en éludant des cas concrets.
Rien, pour l'instant, ne laisse augurer du programme du Reina Sofía à partir de 2025. Pour l’heure, l’une des premières décisions concrètes est le retour de l’autorisation de photographier (sans flash) le Guernica de Picasso, longtemps interdit pour éviter les amas de foules « à selfies ». Une polémique avait surgi après que des personnalités telles que Mick Jagger ont publié des photos de l'œuvre majeure de la collection sur leurs réseaux sociaux. Cette mesure est une invitation à se réapproprier le musée, sans distinction.