De nombreux Noirs étaient présents dans le public de votre exposition à São Paulo. Au Brésil, c'est nouveau. Comment l’expliquer ?
Je ne voulais pas avoir un public exclusivement blanc alors que mon œuvre dépeint cette audience noire qui n’était pas la bienvenue dans les lieux d’art. Pour inciter les Noirs à se rendre à mes expositions, j’ai donc décidé de peindre des vers des rappeurs brésiliens Baco Exu do Blues, BK et Djonga. Baser ma production artistique sur l’œuvre de ces poètes noirs des banlieues était une affirmation très forte parce que l’histoire de l'art se fonde sur la poésie blanche européenne. Et comme le rap est populaire dans les favelas, c’était aussi une façon d’attirer l’attention de ces quartiers sur cette forme artistique très élitiste qu’est la peinture. Ça a fonctionné.
Vous avez également inauguré, à Rio de Janeiro, un espace itinérant pour montrer vos œuvres hors du circuit officiel. En ce moment, le Pavillon Maxwell Alexandre est installé à Rocinha, la favela où vous avez grandi.
C’était une affirmation très forte de revenir à Rocinha (où il ne vit plus, ndlr) pour y ouvrir, sur la principale artère commerçante – un endroit cher et bien placé de la favela –, un espace qui ne vend rien. Il en résulte une tension très intéressante. Les passants disent : « C’est juste pour regarder », « C’est ouvert ? »… C’est la première galerie d’art contemporain dans une favela. Mais malgré ma notoriété, après cinq ans de carrière, et même si les choses changent, cette idée de s’arrêter pour contempler un objet esthétique est encore très éloignée du quotidien d’une population tout le temps pressée parce qu’elle doit assurer son gagne-pain.
L’universitaire américaine Tina M. Campt écrit que dans vos peintures, « il peut être difficile de savoir qui, du spectateur ou du personnage, regarde l’autre ». Est-ce intentionnel ?
Ça peut arriver mais ce n’est pas un aspect auquel je suis spécialement attaché. N’ayant pas fait une école de peinture (Maxwell Alexandre a reçu une formation en design, ndlr), j’ai très peu de maîtrise technique. Ma peinture est le fruit du hasard, elle a un caractère sténographique. Je note en peinture ce qui me passe par la tête. Aujourd’hui, je peins de façon plus traditionnelle, d’autant que j’ai désormais des assistants spécialisés. Cela façonne ma pratique, mon regard.
Tina M. Campt dit aussi que le spectateur cesse d’être passif face à vos œuvres.
Complètement ! Le public « entre » dans l'œuvre. L’installation de mes expositions est ainsi faite que l’on est affecté par l'ensemble, l'espace, la circulation, l’air, le son, l'architecture du lieu. Il ne s’agit pas que de peinture.
Vos œuvres dénoncent le racisme. Comment le public les reçoit-il ?
Très bien. Elles se vendent. Je n’ai pas à me plaindre.
Les Blancs acceptent donc la critique ?
On peut obtenir beaucoup de choses grâce à l’enchantement suscité par l’art ! Quelles que soient ses positions politiques, le spectateur peut voir dans une œuvre quelque chose que son auteur lui-même n’avait pas prévu. C’est le langage plastique qui l’emporte.
Vous ne vous considérez pas comme un activiste, alors que votre démarche est très politique. Est-il accepté qu’un artiste noir parle d’autre chose que de politique ?
Globalement, la réponse est non, et c’est une privation de la liberté artistique. Pour moi, la place de l'artiste est celle de l'incertitude, de l’oisiveté, du vagabondage. Une place presque amorale, apolitique. Quand un artiste blanc l’occupe, on le trouve génial. Un Noir qui ferait la même chose ne serait déjà plus considéré comme un artiste. Le rôle assigné à l’artiste noir est celui de l’activisme, une forme d'emprisonnement qui l’oblige à répondre pour tout un groupe social. Les choses deviennent déjà difficiles quand nous disputons leurs privilèges matériels aux Blancs, que l’on fréquente les mêmes hôtels, etc. Mais quand nous, Noirs, revendiquons à notre tour la subjectivité, on pense que c'est dangereux. Je m’explique. Il n’était absolument pas prévu qu’un artiste comme moi occupe, et de manière déterminée, les vitrines les plus prestigieuses de l’art contemporain. Certains disent alors : « Maintenant, il a de l’argent, il est devenu capitaliste, alors que sa favela est dans la m… ». On ne porte pas de tels jugements de valeur sur un artiste blanc, généralement issu des couches aisées. Un Blanc est plus facilement perçu comme un individu.
Que vous inspire l’insertion croissante d’artistes noirs dans le circuit ?
Nous l’avons obtenue de haute lutte. Cependant, il n’y a pas de bonnes intentions derrière. Aujourd’hui, s’il y a une foule de Blancs à mes côtés, c’est parce que je leur fais gagner de l’argent. Les artistes noirs sont devenus un phénomène de marché, mais quel avenir pour eux ? Leur insertion se fait de manière très irresponsable. Les galeries les lancent avant même que leur talent ne soit confirmé et sans prendre en compte le fait qu’ils sont issus de milieux défavorisés. Généralement, elles reversent la moitié du produit de la vente de l’œuvre à leurs artistes. Sauf qu’un artiste noir doit répondre à ses besoins de première nécessité et aider sa famille. Il ne lui reste donc plus grand-chose pour investir dans son travail, et il finit à terme par perdre de son intérêt commercial. Un artiste blanc, lui, a moins à se soucier de ce que sa famille va manger. Si sa carrière tourne court, il aura toujours du répondant.
Quid des conditions de travail au Brésil ?
L’État ne soutient pas financièrement la pratique artistique. Les revenus d’un artiste proviennent essentiellement de la vente de ses œuvres. La peinture représente plus de la moitié du marché et renforce la logique capitaliste parce qu’un tableau, on peut l’avoir entre les mains. Les artistes qui ne sont pas peintres sont donc pénalisés. Comment un performeur, par exemple, pourrait-il vivre de sa pratique s’il n’a rien de matériel à offrir ?
Pensez-vous avoir suscité des vocations ?
Je dirais que ma trajectoire a changé le panorama de l’art au Brésil. J’ai fait une entrée sans appel dans le circuit et connu une ascension très rapide, le tout sans disposer d’un carnet d’adresses. Je me trompe peut-être mais il me semble que c’est à partir de là que les galeries se sont mises à aller chercher les jeunes artistes dans les banlieues et à les mettre prématurément sur le marché. Elles n’ont pas voulu prendre le risque de perdre un nouveau Maxwell Alexandre.