Le Quotidien de l'Art

Marché

Restitutions d'œuvres spoliées : la difficile transparence

Restitutions d'œuvres spoliées : la difficile transparence
L’appartement de René Gimpel.
© DR.

Il n’y a jamais eu autant de restitutions d’œuvres spoliées que ces dernières années. Cette évolution positive, due à une volonté politique accrue, met en évidence la responsabilité des acteurs du marché de l’art dans la recherche de provenance. État des lieux.

Le 26 janvier dernier, il y avait foule chez Christie’s. Ce jour-là, une table-ronde sur les restitutions d'œuvres d’art spoliées était organisée à l’occasion des 25 ans des Principes de Washington, accord international adopté en 1998 par 44 pays et 12 organisations non gouvernementales, ainsi que des acteurs majeurs de l'art, notamment les maisons de ventes aux enchères. Ces onze principes « applicables aux œuvres d’art confisquées par les nazis » engagent les signataires à plus de transparence. En préambule de cette étape parisienne – l’événement, sous le titre « Reflecting on Restitution », fait le tour du monde jusqu’à fin 2023 dans les antennes de Christie’s à Amsterdam, Vienne, Londres, Berlin, New York et Tel Aviv –, Cécile Verdier, présidente de Christie’s France, vantait « le rôle sociétal, culturel et éducatif des acteurs du marché de l’art », soulignant « leur responsabilité pour établir le pedigree des œuvres et participer aux questions sur les restitutions ». Autour d'elle, un panel d’experts reconnus en la matière : Emmanuelle Polack, historienne de l’art et chargée de mission au musée du Louvre, Didier Schulmann, conservateur honoraire, Claire Gimpel-Touchard, descendante du marchand d’art René Gimpel, David Zivie, chef de la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 au ministère de la Culture, Raphaël Denis, artiste-chercheur... et aucun représentant du marché, ni commissaire-priseur, ni expert. Dans la salle, l’initiative a fait débat, certains sifflant un « coup de com’ ». Le richissime collectionneur David Nahmad a fait un esclandre, interpellant la maison de vente sur son achat en 1996 de L’homme assis (appuyé sur une canne) de Modigliani. Une affaire opaque. Parce que David Nahmad lui-même a d’abord nié être l’acquéreur de cette toile qui aurait été spoliée dans les années 1940, avant que le scandale des Panama Papers ne révèle que l’achat avait bien été réalisé par une de ses sociétés. Par ailleurs, elle met en lumière la question de la bonne foi des acquéreurs et la responsabilité des maisons de vente au regard de la due diligence à effectuer sur un tableau.

Cependant, il faut nuancer. Cette histoire est certes symptomatique d’un état de fait qui a eu cours pendant plus de 40 ans, de l’immédiate après-guerre jusqu’aux années 2000. Mais ces pratiques tendent à s’estomper grâce aux efforts de multiples acteurs qui appellent à plus de transparence. Il y a eu un avant et un après 1998, les ventes les plus problématiques se situant souvent avant cette date charnière. Notons que l’État français, un an auparavant, lançait la mission Mattéoli, visant à évaluer l’ampleur des spoliations des biens appartenant aux juifs de France. Lors de la table-ronde, Didier Schulmann s’est d’ailleurs dit impressionné d'une « magnifique audience », en comparaison avec la faible connaissance du sujet il y a 25 ans. Point notable, l'événement rassemblait acteurs privés et publics. Serait-ce le signe d’une ouverture vers plus de coopération ?

Le filtre des maisons de vente

« Cela fait longtemps que les maisons de vente ont pris conscience de leur responsabilité sur ces questions, estime le marchand d’art Thomas Seydoux, ancien de Christie’s. Mettre en vente un tableau permet de le rendre visible auprès des réclamants. » Ainsi, en 2015, il déniche et achète les dernières meules de foin de Monet encore en mains privées, auprès d'un « collectionneur suisse limpide, confirmé par la base de données Art Loss Register [outil privé utilisé par les professionnels du marché afin de garantir la provenance d’une œuvre, ndlr] ». Cependant, lors d'investigations poussées dans les archives suisses du sulfureux marchand d’armes Emil Bührle (1890-1956) – numérisées et accessibles au public suite à la pression des Zurichois et d'historiens d’art exigeant plus de transparence sur cette collection acquise de manière douteuse pendant la Seconde Guerre mondiale –, Thomas Seydoux découvre une fiche sur le tableau mentionnant une « collection française ». Cette information lui permet de remonter à René Gimpel, marchand d’art français spolié pendant la guerre. Après s’être retourné contre le vendeur pour vice de forme, sans succès – la vente forcée n’étant pas reconnue en Suisse – l’affaire se conclut par un accord financier entre les ayants droit et le vendeur. Les Meules à Giverny furent ensuite adjugées 16 millions de dollars chez Christie’s New York à l’un des trustees du musée de Houston.

Cet exemple démontre combien le temps long de la recherche est peu compatible avec celui, frénétique, des enchères. « Le filtre des commissaires-priseurs ne fonctionne pas comme il devrait, malgré un code de déontologie du Conseil des ventes intégrant depuis 2012 l’importance des recherches de provenance et des mentions dans les catalogues de ventes », analyse l’avocate spécialisée sur ces questions Corinne Hershkovitch. Néanmoins, depuis quelques années, les délais de recherche sont mieux pris en compte. En témoigne la création de départements Restitution chez Sotheby’s, le premier en 1997, puis Christie’s, comme le souligne Léa Bloch, responsable des ventes du jour Art impressionniste et moderne chez Christie’s : « Le rôle de ce service est de contrôler toutes les ventes, d’identifier la provenance des œuvres. Souvent, on doit expliquer à nos vendeurs qu’on doit garder les œuvres chez nous jusqu’à ce que les recherches aient abouti. Il y a six mois, j’ai vendu une œuvre qu’on a mis deux ans à valider ».

Hasard de calendrier, le 27 janvier, au lendemain de la table-ronde, Christie’s a été condamnée par le tribunal judiciaire de Paris à restituer un tableau, Sainte Marie-Madeleine pénitente (1707) d’Adriaen van der Werff, aux héritiers de Lionel Hauser, un cousin de Marcel Proust. La maison de ventes, qui avait pourtant fait les recherches de provenance permettant de prouver l’acte de spoliation, espérait contenter les parties par le biais d’un accord transactionnel équitable. Mais cette fois, les ayants droit ont refusé cette option et saisi la justice pour que leur bien leur soit restitué, le tribunal leur donnant raison sur la base de l’ordonnance du 21 avril 1945, établissant la nullité de tout acte de transfert de propriété issu de spoliations, et obligeant Christie’s à dévoiler le nom du vendeur.

Ouvrir les archives 

« Une fois que l’œuvre est sur le marché et qu’on s’aperçoit qu’il y a un problème de provenance, on se heurte à un mur infranchissable, car les commissaires-priseurs ne peuvent pas donner le nom des vendeurs. Pour résoudre cela, il faudrait travailler sur des règles de confidentialité spécifiques permettant d’établir une méthodologie, afin que certaines informations nominatives soient accessibles aux chercheurs dans un cadre précis », plaide Corinne Hershkovitch, également présidente de l’association Astres (pour le soutien aux travaux de recherche engagés sur les spoliations), fondée en 2019. De son côté, Claire Touchard, descendante de René Gimpel qui s’investit avec sa famille pour retrouver la collection spoliée de son aïeul, évoque les difficultés à obtenir de la part des maisons de ventes les photographies du dos des œuvres – si précieuses pour établir leur itinéraire. Interrogées, celles-ci arguent qu’elles sont tributaires de bases de données qui ne peuvent pas tout conserver sur un temps long… « Vous n’imaginez pas le nombre de fois où l’on me répond que les archives ont brûlé quand je m’adresse à des transporteurs ou des galeries », ironise une chercheuse en provenance. « Les galeries devraient aussi ouvrir leurs archives, à l’instar du Wildenstein Plattner Institute », abonde Claire Touchard, qui a fait numériser les archives Gimpel, plus de 10 000 documents, à destination des chercheurs.

Ce dernier point est crucial, ce qu’Alexandre Giquello, président de Drouot Patrimoine, a compris, en décidant d’ouvrir en 2018 les archives de l’hôtel des ventes, bien qu’il faille y montrer patte blanche. En témoigne également la création en décembre 2021 du diplôme universitaire en recherche de provenance à l’Université Paris Nanterre, qui concerne l’ensemble des restitutions, des spoliations antisémites aux biens culturels pillés dans des contextes coloniaux et post-coloniaux… « Ces questions sont de plus en plus abordées dans le débat public et ont trait à des enjeux politiques et symboliques, et la demande du marché et l’intérêt des jeunes sont de plus en forts », analyse Natacha Pernac, maîtresse de conférences et co-directrice du DU.

Vers plus d’ouverture et de coopération

En 2021, était créé le prix Louvre-Drouot, doté de 5 000 euros alloués à un étudiant ou une étudiante en Master 2 travaillant notamment sur les questions d’itinéraires des œuvres et de transfert de propriété. Christie’s vient d’annoncer la création de trois bourses similaires, de 5 700 euros chacune. Il est ici évidemment question pour les maisons de ventes d’image et de réputation. Cependant, ces démarches traduisent des coopérations nouvelles entre secteurs public et privé, comme le mécénat sur trois ans de Sotheby’s auprès du musée du Louvre (dont le budget ne nous a pas été communiqué) visant à soutenir un plan d’action lié à la recherche de provenance des biens acquis entre 1933 et 1945. « Ce mécénat a permis de financer la campagne photographique des revers des tapisseries, assortie de la publication prochaine d’un catalogue de celles classées "objets d’art récupérations" (OAR), la numérisation des fonds photographiques dédiés à la scénographie du Louvre avant, pendant et après-guerre, ainsi que des projections dans le cadre des Journées internationales du film sur l’art en 2022  et des conférences sur la question des spoliations et de la recherche de provenance », détaille Emmanuelle Polack, chargée de mission pour la recherche de provenance, au musée, une première en France. La chercheuse précise que le Louvre doit être « une tête de réseau pour les musées en région, mais aussi pour initier des coopérations européennes ».

Si certains observateurs s’étranglent que Sotheby’s finance le Louvre alors que les maisons de vente disent avoir du mal à numériser le revers des tableaux, ce cas met aussi en lumière le manque de moyens accordés à la recherche de provenance. Quand l’Allemagne y alloue près de 5 millions d’euros par an et crée un centre de recherche national, la Mission de recherche et de restitutions des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 (M2RS), dite « Zivie », au ministère de la Culture, ne bénéficie que de 220 000 euros... Néanmoins, son travail, depuis sa création en 2019, a fait bouger les lignes de manière inédite. « Depuis 2018, il y a une explosion de l’intérêt sur les questions de restitutions, et la mission Zivie n’est pas étrangère à cette visibilité », témoigne Ophélie Jouan, jeune chercheuse en provenance. « Avec cette mission, c’est une véritable politique publique de réparation qui a été mise en place, explique pour sa part David Zivie. De manière générale, tous les acteurs se posent de plus en plus la question de la provenance, des DRAC qui nous sollicitent aux acteurs du marché, comme le Conseil des ventes qui nous a demandé d’assurer une première sensibilisation des commissaires-priseurs sur ces questions ». En citant la loi historique ad hoc du 21 janvier 2022 permettant de faire sortir 15 œuvres des collections publiques afin qu’elles puissent être restituées, David Zivie  se réjouit de l’annonce de la loi-cadre concernant les restitutions de biens culturels spoliés pendant la période nazie, actant définitivement dans le droit français cette exception à l’inaliénabilité des collections publiques. En parallèle, sont aussi en préparation deux lois-cadres sur les restes humains et les biens culturels africains.

L’oeuvre de Raphaël Denis, La loi
normale des erreurs, présentée lors de la Table-ronde sur les restitutions d'œuvres d’art spoliées chez Christie’s Paris le 26 janvier 2023.
L’oeuvre de Raphaël Denis, La loi
normale des erreurs, présentée lors de la Table-ronde sur les restitutions d'œuvres d’art spoliées chez Christie’s Paris le 26 janvier 2023.
Photo : Twitter / @CNMarcoux.
Table-ronde sur les restitutions d'œuvres d’art spoliées organisée à l’occasion des 25 ans des Principes de Washington chez Christie’s Paris le 26 janvier 2023.
Table-ronde sur les restitutions d'œuvres d’art spoliées organisée à l’occasion des 25 ans des Principes de Washington chez Christie’s Paris le 26 janvier 2023.
© Christie’s Images Limited 2023, Amélie le Tourneurs.
Adriaen van der Werff, Sainte Marie-Madeleine pénitente, 1707.
Adriaen van der Werff, Sainte Marie-Madeleine pénitente, 1707.
Photo : Bayerische Staatsgemäldesammlungen - Alte Pinakothek München.
Claude Monet, Les meules à Giverny, 1885.
Claude Monet, Les meules à Giverny, 1885.
Photo : DR.
Amedeo Modigliani, L’homme assis (appuyé sur une canne), 1918.
Amedeo Modigliani, L’homme assis (appuyé sur une canne), 1918.
Photo : Wikicommons.
Les archives suisses d’Emil Bührle (1890-1956) numérisées et accessibles au public sur le site : www.buehrle.ch.
Les archives suisses d’Emil Bührle (1890-1956) numérisées et accessibles au public sur le site : www.buehrle.ch.
© DR.
La base de données Art Loss Register.
La base de données Art Loss Register.
© DR.
La promotion 2022 du DU Recherche de provenances.
La promotion 2022 du DU Recherche de provenances.
© Université Paris-Nanterre.

Article issu de l'édition N°2585