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Le rôle occulte des investisseurs dans les galeries

Le rôle occulte des investisseurs dans les galeries
Art Paris 2022.
© DR.

Si certains galeristes se revendiquent fièrement de la figure du self-made (wo)man, un nombre d'entre eux ont bénéficié d’un coup de pouce à leur lancement ou au fur et à mesure de leur développement. Enquête sur un phénomène très secret.

« Il existe autant de modèles économiques que de galeries », lance Stéphane Magnan, fondateur de la galerie Les Filles du Calvaire. Celle-ci vient d’inaugurer un deuxième lieu à Paris, rue Chapon, et bénéficie de la fortune de son fondateur, PDG de l’entreprise Montupet (leader dans la fabrication de culasses). « Je suis mon propre backer (partenaire financier, ndlr), sourit Stéphane Magnan. La galerie fonctionne sur le modèle suivant : des dépenses pour la masse salariale, les foires et le fonctionnement, des recettes pour la vente d'œuvres et la location à la mode – que nous n’avons pas à partager avec les artistes –, et l’investissement dans la production d’œuvres et l’immobilier ». Le fondateur de la galerie concède : « Si je n’avais que les ressources propres de la galerie, ce serait difficile ».

Toutes les galeries n’ont pas cette possibilité d’indépendance. Certaines sont soutenues par un ou plusieurs backers. Si le terme est répandu dans le milieu, il ne concernerait soi-disant que très peu d'enseignes, « voire aucune, aux dires de la plupart des professionnels », écrit le sociologue Alain Quemin dans son ouvrage Le Monde des galeries : art contemporain, structure du marché, internationalisation. Pourtant, il n’est pas rare d’entendre des rumeurs concernant le financement d'une galerie, l’agrandissement ou l’installation d'une autre dans un nouvel espace, grâce à la générosité d’un collectionneur… Confirmant que ces pratiques existent, un galeriste explique qu’une des collectionneuses à laquelle il vend des œuvres a financé la moitié d’un stand pour une grande foire de photographie. Un autre raconte que, lorsqu'il a décidé d’ouvrir un nouvel espace, une collectionneuse a fait office de banque, lui accordant un prêt à taux zéro.

Autant de galeries que de modèles

Ainsi, les formes d’implication des bailleurs de fonds dans les galeries sont particulièrement diverses. Et le galeriste Christian Berst de détailler : « Il y a les backers qui sont associés et le sont par passion, et il y a la catégorie de ceux qui espèrent un retour sur investissement : ils mettent un pied dans le capital mais peuvent aussi être en partie propriétaires du stock. Il y en a d'autres qui agissent un peu comme des banques. Certains investisseurs ont aussi aidé à construire une galerie, en achetant régulièrement ». Dans ce dernier cas de figure, le scénario est gagnant-gagnant puisque le backer profite de l’accroissement de la valeur de ce qu’il a acheté.

Dès 1967, Raymonde Moulin explique dans son livre Le Marché de la peinture française, qui demeure une référence en la matière, que la question du financement se pose pour les marchands qui s'installent sans stock. En effet, l’ouverture d’une galerie et la prise en charge d’un groupe d'artistes exigent une mise de fonds élevée. La sociologue détaille les diverses solutions qui se présentent aux marchands, dont celle de recourir aux commanditaires... discrètement. « Pour des raisons fiscales évidentes, les marchands demeurent extrêmement discrets sur le problème de la commandite », cette forme de société où les commanditaires avancent des fonds à des gérants (commandités). L'autrice poursuit : « Il apparaît que la possibilité de réussir ex nihilo est exclue actuellement et que nombreux sont les financiers, les industriels, les banquiers qui, à titre privé et parce qu’ils sont eux-mêmes collectionneurs, financent des galeries ».

Cela fonctionne-t-il toujours ainsi ? Pas selon Alain Quemin, qui affirme que l’appui de partenaires aux galeries n’a aujourd’hui rien d’automatique. Le modèle de dépôt d’œuvres étant devenu presque exclusif, il ne serait plus nécessaire aux galeristes d’acheter des œuvres pour se lancer, et le recours à un partenaire financier serait donc moins indispensable. « Il peut néanmoins s’avérer utile, mais n’est que rarement affiché, ou alors incidemment, autour d’une phrase », nuance le sociologue.

La culture du secret

Pourquoi tant de mystères autour de l’implication d’un partenaire financier au sein d’une galerie ? « J’ai des confrères dont on sait qu’ils sont backés », annonce Christian Berst. Si le galeriste n’a aucune appréhension à parler de ses associés, il semble faire figure d’exception dans le milieu. « L’identité d’une galerie est fondée sur ses choix d’artistes, explique Alain Quemin. Quelle image est envoyée si on apprend qu’un collectionneur, qui a des parts ou est très investi dans la vie de la galerie, est la même personne qui lui a amené un artiste ? » Imposer un artiste à un galeriste afin de soutenir la valeur marchande des œuvres est une possibilité. Autre problème éthique : le blanchiment d’argent via l'investissement dans les galeries est un sujet d'attention du fisc.

Loin de ces considérations, Christian Berst explique avoir rencontré Daniel Klein, collectionneur et fondateur du musée d'art précolombien la Casa del Alabado (Quito, Equateur), au moment de l’ouverture de son espace dans le Marais. « Je n’aurais jamais pu ouvrir sans avoir derrière moi quelqu’un qui s’engage », affirme le galeriste selon lequel il s'agit ici d’une forme de mécénat : « Il n’était pas – et n’est toujours pas – question de retour sur investissement ». Ancien PDG de Veolia, le collectionneur Antoine Frérot a quant à lui souhaité, après des années d’amitié, « donner une marque plus concrète de son engagement » en aidant le galeriste. En 2019, lors d'une table-ronde organisée dans le cadre de The Art Market Day, le galeriste Eric Dereumaux évoquait pour sa part son associé, un homme d'affaire, tandis que Christophe Gaillard y parlait de « love money », soit « tous les gens qui vous entourent et sont capables, à un moment ou un autre, de vous aider ». Il explique ainsi avoir demandé des « prêts, ou des avances sur commande » à une cinquantaine de personnes proches de la galerie.

Les autres sont plus avares sur le sujet. Contactée, la galerie Perrotin a finalement renoncé à répondre à nos questions après avoir accepté un entretien. Son cas est pourtant emblématique : on cite parmi ses investisseurs au fil du temps la galeriste Marie-Hélène Montenay, le collectionneur Bernard Herbo ou encore François Pinault, avec lequel Emmanuel Perrotin a toujours nié avoir des liens financiers. Aujourd’hui, le galeriste déclare sans détour être à la recherche d’investisseurs, affirmant même dans le Figaro avoir besoin de « mobiliser des moyens conséquents que seule l’entrée d’un investisseur dans mon capital permettrait pour rester dans la compétition ».

Dans le cas de la galerie Hauser & Wirth, « l’argent vient d’Ursula Hauser, la mère de Manuela Wirth, une immense fortune suisse, affirme Alain Quemin. C’est elle qui a financé l’ouverture de la galerie et a apporté le capital ». Il suffit d'observer la croissance de certaines enseignes et leur volume de ventes à l'année pour en tirer la conclusion suivante : les ressources propres ne suffiraient pas à couvrir leurs frais (foires, ouverture de nouveaux lieux...). C'est que, d'une manière ou d'une autre, un ou plusieurs partenaires – qu'ils soient ou non des collectionneurs passionnés – sont probablement impliqués dans le modèle économique. 

La galerie Filles du Calvaire, rue Chapon.
La galerie Filles du Calvaire, rue Chapon.


Photo : © Matthieu Gauchet

La galerie Kamel Mennour à Paris.
La galerie Kamel Mennour à Paris.
© DR.
Alain Quemin, Le Monde des galeries : art contemporain, structure du marché, internationalisation. Paris, CNRS Éditions, 2021.
Alain Quemin, Le Monde des galeries : art contemporain, structure du marché, internationalisation. Paris, CNRS Éditions, 2021.
© DR.
L’exposition « in abstracto #3 » à la galerie Christian Berst art brut à Paris.
L’exposition « in abstracto #3 » à la galerie Christian Berst art brut à Paris.
© DR.
Alain Quemin.
Alain Quemin.
© Armelle Malvoisin.
Stéphane Magnan.
Stéphane Magnan.
© DR.
La galerie Filles du Calvaire, rue Chapon à Paris.
La galerie Filles du Calvaire, rue Chapon à Paris.


Photo : © Rebecca Fanuele

Christian Berst.
Christian Berst.
© Jean Picon.
La galerie Perrotin à Tokyo.
La galerie Perrotin à Tokyo.
© Facebook / Galerie Perrotin.
La galerie Christian Berst art brut à Paris.
La galerie Christian Berst art brut à Paris.
© DR.

Article issu de l'édition N°2575