Le Quotidien de l'Art

Marché

Enchères : pourquoi certains jeunes artistes ont-ils autant la cote ? 

Enchères : pourquoi certains jeunes artistes ont-ils autant la cote ? 
Shara Hughes, Healthy Support System (Système d’assistance sain), 2022 dans l’exposition “Nature humaine - humaine nature” à la Fondation Vincent Van Gogh.
© Shara Hughes Photo : Stan Narten, JSP Art Photography.

Depuis deux ans, une folie spéculative s’est emparée des artistes les plus jeunes. Analyse d'un phénomène.

Il est loin le temps où un seul jeune artiste star, tel que Jean-Michel Basquiat dans les années 1990, mettait le feu aux enchères. Aujourd’hui, même si cela reste un micro-marché, ils sont des dizaines, reconnaissables à des formes stylistiques très tendance. Ils et elles produisent une peinture figurative et narrative au formalisme empathique, se réclamant parfois de la composition rassurante des maîtres anciens, non sans ironie (Anna Weyant, Ewa Juszkiewicz), des ondulations florales stylisées, parfois douées d’illusions d’optique (Loie Hollowell, Tauba Auerbach), des paysages néo-matissiens aux couleurs acidulées (Matthew Wong, Shara Hughes), des formes simples ou néo-baroques frisant le décoratif (Flora Yukhnovich, Michaela Yearwood-Dan).

Ces poules aux œufs d’or ne mettent pas longtemps à voir leurs estimations multipliées par dix. « L’excitation de découvrir le prochain talent, le goût du pari et la volonté des jeunes collectionneurs de vivre avec l’art de leur temps sont autant de facteurs qui expliquent cet engouement. Les ventes d’art contemporain de Christie’s à Londres en ont offert de nombreuses illustrations, explique Paul Nyzam, directeur du département art contemporain et d’après-guerre de la maison de ventes. Ainsi par exemple, une œuvre de Michaela Yardwood-Dan, 29 ans, réalisée en 2021, a été adjugée 830 000 euros contre une estimation de 45 000-68 000 euros, pulvérisant son record mondial établi deux mois plus tôt à Hong Kong ». « C’est au cours de ces deux dernières années, entre le début de l’année 2020 et l’été 2022, que l’on relève plus de la moitié des records historiques pour des artistes de moins de quarante ans », note Artprice, ajoutant que de tels niveaux de prix (au-dessus de 3 millions de dollars), « étaient tout simplement inconcevables il y a dix ans pour de si jeunes signatures ». Comment s’explique ce changement rapide ? 

Encourager la spéculation ? 

« La spéculation n’est pas nouvelle mais elle s’est considérablement amplifiée depuis le Covid avec l’arrivée de jeunes acheteurs du marché asiatique qui font le jeu des enchères », observe la galeriste Nathalie Obadia. Par ailleurs, les opérateurs de ventes encouragent ce phénomène, accentué par la concurrence féroce et globalisée, les grosses maisons ne cessant d’inventer des formules – ventes du soir, ventes nocturnes de plus en plus branchées… – pour séduire les acheteurs. Trouver les nouveaux poulains est aussi le fonds de commerce des galeries surnommées « FOMO » – fear of missing out (peur de rater quelque chose, ndlr). « Ce sont des galeries qui font entrer des artistes tous les six mois sans réellement les soutenir, explique Nathalie Obadia. Il s’agit souvent de peinture figurative ou narrative facile à regarder sur Instagram. C’est aussi pour cela que ce goût se retrouve propulsé aux enchères. »

Ces emballements voient aussi surgir de nombreux art advisors, métier à la mode, « certains disparaissant aussi vite qu’ils sont apparus lorsque le marché retombe », ironise la galeriste. « Cela concerne surtout des artistes trentenaires qui travaillent depuis peu de temps et ont intégré de grosses galeries », note à son tour Nathalie Zaquin-Boulakia, directrice France pour l'art du XXe siècle et contemporain chez Phillips. Elle ajoute : « Chez Philips, on ne vend que du XXe et XXIsiècles. On a toujours eu un positionnement cutting edge : on est d’ailleurs les premiers à avoir introduit des très jeunes artistes dans les ventes du soir. Mais ce phénomène s'explique aussi par le fait que les prix des artistes plus âgés et très établis deviennent trop chers. Beaucoup d’acheteurs se sont donc reportés sur la peinture contemporaine. Caroline Walker (artiste écossaise née en 1982, ndlr), par exemple, bat des records. Il y a quatre ans, son travail se vendait pour un peu moins de 60 000 euros, aujourd’hui il atteint près de 600 000 ». Nathalie Zaquin-Boulakia remarque par ailleurs que cet écosystème est très international, alors que le marché des jeunes artistes était autrefois plus régional.

Les suiveurs 

« S’il y a un mot pour définir la recherche des jeunes artistes, c’est l’identité. C’est assez nouveau d’exprimer de manière aussi frontale cette problématique, dans laquelle il y a des sous-catégories, comme le figuratif et le narratif », constate Nathalie Zaquin-Boulakia. On notera que les musées ont des programmations qui répondent à cette tendance. Reste à définir si ce sont eux ou le marché qui orientent les goûts. « J’ai la conviction qu’on arrive à un embourgeoisement du portrait noir, analyse le galeriste Christophe Person, consultant chez Artcurial pour l’art contemporain africain. Les jeunes artistes vont passer à quelque chose de plus personnel sur leur identité ». Et sans doute les collectionneurs aussi. D’autant que dans ces cas comme dans d'autres, il y a beaucoup de suiveurs, que le marché commence à identifier. Parmi ces jeunes artistes, très peu maintiennent de telles cotes, comme l'on montré les résultats de ventes, parfois décevantes, de ce début d'année. 

Anna Weygant, Godzilla, 2022
Huile sur toile, 122,2 x 153 cm.
Anna Weygant, Godzilla, 2022
Huile sur toile, 122,2 x 153 cm.


© Anna Weygant. Photo : Rob McKeever.

Anna Weyant dans son studio, New York, 2022.
Anna Weyant dans son studio, New York, 2022.
Courtesy the artist and Gagosian.
Tauba AUERBACH (née en 1981), Grain – Conjoined Mandelbrot Quartet, 2017, acrylique sur toile, 152.4 x 114.3 cm.
Estimation : 80 000-120 000 $. Prix d’adjudication : 113 400 $
Tauba AUERBACH (née en 1981), Grain – Conjoined Mandelbrot Quartet, 2017, acrylique sur toile, 152.4 x 114.3 cm.
Estimation : 80 000-120 000 $. Prix d’adjudication : 113 400 $
© Christie’s Images Limited 2023.
Michaela YEARWOOD-DAN (née en 1994), Love me nots, 2021, huile, acrylique, encre, broderie et feuille d’or sur toile, 200 x 150 cm.
Estimation : 40 000-60 000 £. Prix d’adjudication : 730 800 £
Michaela YEARWOOD-DAN (née en 1994), Love me nots, 2021, huile, acrylique, encre, broderie et feuille d’or sur toile, 200 x 150 cm.
Estimation : 40 000-60 000 £. Prix d’adjudication : 730 800 £
© Christie’s Images Limited 2023.
Michaela Yearwood-Dan.
Michaela Yearwood-Dan.
Hannah Young/REX//SIPA
Christophe Person.
Christophe Person.
Photo : Artcurial.
Nathalie Zaquin-Boulakia.
Nathalie Zaquin-Boulakia.
© Photo Sonia Fitoussi.
Paul Nyzam.
Paul Nyzam.
© Christie’s Images Limited 2023.
Nathalie Obadia.
Nathalie Obadia.
© Luc Castel.
Caroline Walker, Threshold, 2014 vendue aux enchères chez Phillips en mars 2023.
Caroline Walker, Threshold, 2014 vendue aux enchères chez Phillips en mars 2023.
© Phillips.
Caroline Walker.
Caroline Walker.
© LinkedIn.

Article issu de l'édition N°2570